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Votre Altesse royale, longue vie à Vous, mon cul ! : les “injures à la personne de…” dans le monde arabe

Publié le 10 février 2013 par Gonzo

Votre Altesse royale, longue vie à Vous, mon cul ! : les “injures à la personne de…” dans le monde arabe

A l’heure où Le peuple veut la chute du régime…, celui-ci pare au plus pressé à grand renfort d’« insultes à… », une arme juridique réservée en principe à la protection de la personne divine (إهانة الذات الإلهية), et largement utilisée en ces temps de protestations pour tenter de protéger également le potentat local (en France et ailleurs, du reste, le traditionnel « crime de lèse-majesté » a évolué en « offense au chef de l’Etat »). Dans Al-Akhbar (peut-être y aura-t-il bientôt une version anglaise de ce très bon article), Shahira Salloum dresse un impressionnant bilan dont il resssort que l’arsenal juridique punit l’offense tantôt à la personne du gouvernant (prince, sultan, roi :إهانة «الذات» الأميرية أو الملكية أو السُلطانية ), tantôt à l’encontre des cheikhs (mashâyikh, qu’il faut entendre comme les religieux).

A l’honneur, si l’on ose dire, en ce moment dans le Golfe, le Koweït, avec des dizaines de condamnations au titre de ce « délit », puni selon l’article 54 de la Constitution d’une amende et d’une peine de prison qui peut aller jusqu’à dix années. Un châtiment aujourd’hui utilisé, entre autres très nombreux cas, à l’encontre de quatre députés en exercice dont l’un d’eux a harangué la foule des manifestants en criant : « Nous n’avons pas peur de Vos prisons ni de Vos matraques. [Il peut s'agir d'un pluriel de majesté - d'où la majuscule en français...] Nous ne te permettrons pas de gouverner tout seul ! » On pourrait même aller jusqu’à traduire : « Nous ne te laisserons pas gouverner à ta guise ! » (لا نخشى سجنكم ولا مطاعاتكم.. ولن نسمح لك أن تمارس الحكم الفردي) La formule (lan nasmaH lak), avec son tutoiement égalitaire, a fait mouche : elle a été scandée par les spectateurs d’un match de foot qui a ainsi fourni à la foule une bonne occasion de s’exprimer… Pas étonnant que son auteur ait droit maintenant à un procès rien que pour lui…

Pour être complet, on précisera que les « offenses à la personne… » sont également susceptibles de poursuites légales quand elles ont pour cadre les réseaux sociaux : 5000 dinars koweïtiens (un peu plus de 13 000 euros) pour un Tweet… C’est cher payé mais pas grand chose à côté des dix ans de prison pour Laurence Rasheedi (لورنس الرشيدي) à cause d’un poème – jugé injurieux – publié sur internet…

Dans la grande tradition arabe, les poètes sont en effet en première ligne dans ce combat des mots contre le pouvoir. Au Qatar, poursuit Shahira Salloum, c’est Muhammad Ben Al-Dheeb al-Ajami qui a été condamné à la prison à vie pour avoir appelé « à renverser le régime et avoir insulté l’émir » (verdict du procès en appel très bientôt). Dans son « Poème du jasmin », on l’entend dire (car c’est souvent sous une forme orale, souvent accompagnée d’une vidéo, que circulent ces textes sur la Toile), entre autres choses : « Nous sommes tous Tunisiens face à l’élite et à sa répression » (كلنا تونس بوجه النخبة القمعية ).

En Arabie saoudite, la situation est un peu différente en ce sens que « l’offence à… » est davantage utilisée contre ceux qui s’attaquent à la religion et à ses interprètes. Il faut dire que rares sont ceux qui osent s’en prendre au roi. Il vaut vraiment être en Egypte pour lancer des slogans tels que : Votre Altesse royale, longue vie à Vous, mon cul ! (طظ في ذاتك الملكية طال عمرك : un hashtag diffusé sur Twitter par les défenseurs d’Ahmad al-Guizawi, un avocat égyptien emprisonné en Arabie saoudite).

Côté religieux par conséquent, internet et les réseaux sociaux sont un terrain fort pratiqué par la répression à l’encontre d’activistes « libéraux » tels que Razef Badawi ou Muhammad Salama. Shahira Salloum ne les mentionne pas, mais elle aurait pu évoquer aussi le cas de Kashghari et de son offense à la personne divine (un billet en février de l’année dernière sur ce sujet), dont on n’entend plus guère parler depuis, ce qui, espérons-le, n’arrivera pas à Turki al-Hamad, un romancier internationalement connu, à l’ombre depuis un bon mois pour un Tweet qui ne va pas dans le sens des bonnes lectures de la religion…

Dans son article, la journaliste mentionne encore le sultanant d’Oman, où l’on condamne aussi à tout-va les séditieux de la Toile (entre un an et dix-huit mois pour des courriels contre le gouvernement), mais ne dit rien des Emirats, où pourtant la loi sur la cybercriminalité de novembre 2012 est du même tonneau : penalties of imprisonment on any person who may create or run an electronic site or any information technology means, to deride or to damage the reputation or the stature of the state or any of its institutions, its President, the Vice President, any of the Rulers of the emirates, their Crown Princes, the Deputy Rulers, the national flag, the national anthem, the emblem of the state or any of its symbols.

Al-Akhbar poursuit la litanie des « offenses à » avec la Jordanie et ses célèbres « tirages de langue contre la personne du roi » (un billet sur CPA ici), et bien entendu aussi le Maroc. Parmi les prémices incontestables des soulèvements arabes – dont on n’a pas fini d’entendre parler ! –, on peut ainsi sans aucun doute mentionner « l’affaire Erraji », du nom d’un blogueur qui avait osé, dès septembre 2008, critiquer nommément l’action de Sa Majesté le roi (billet à l’époque sur le très bon blog d’Ibn Kafka). Un déni de majesté qui en annonçait bien d’autres (mais que le makhzen a eu l’habileté de traiter avec plus de doigté que d’autres régimes de la région…)

On le constate facilement, les « offenses à… » se multiplient, « du Golfe à l’Océan » ! Le mouvement est lié aux nouvelles cultures numériques, d’abord parce qu’elles offrent un support d’expression facile (et pas toujours maîtrisé), mais aussi, et surtout sans doute, parce que ces nouvelles cultures numériques favorisent de nouveaux rapports sociaux, nettement plus « désinhibés » si l’on veut. Visiblement, pour pas mal de personnes dans le monde arabe, l’autorité suprême n’a plus rien de sacré, et le chef de l’Etat, légitimité religieuse ou pas, n’est guère plus qu’un ci-devant (personne, ayant auparavant bénéficié d’un privilège ou d’une marque liés à l’Ancien Régime ou à la religion : j’emprunte le mot à Alain Gresh). D’ici à ce qu’on dise, en plus, qu’il n’y a plus rien de sacré !…


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