Moi qui ne suis qu'un immense voyeur, un rémora, un GPS qu'elle programme en espéranto d'espérance. Une pauvre chose informe qui l'attend devant un misérable abribus en cherchant dans sa tête le bon angle pour se positionner dans cet avenir qui se précipite sans laisser une seconde au présent.
Nous nous sommes rencontrés, et il n'y a pas eu rencontre plus chargée de sens dans cet univers si vain. Elle s'appelle Claudine et je jure que ce prénom banal n'a pas été si bien porté depuis le commencement des temps. Il n'a jamais été porté, tout simplement, parce qu'aucune n'aurait pu le porter avant elle.
Je ne sais quel âge elle a. Elle a l'âge de mes artères qui pulsaient à ses côtés, alors que nous papotions et blablations et ricanions dans une de ces fêtes stupides où les animaux acculturés qui nous ressemblent s'ébattent bêtement. Un courant, une onde d'ailleurs, un tsunami prédestiné nous a déposé l'un à côté de l'autre, en face d'une vidéo-performance, clou d'une soirée où nous étions invités. Nous avons commenté la chute d'une goutte d'eau à l'extrême ralenti. Que ne faut-il pas faire pour qu'enfin un moment d'épiphanie émerge avec mille questions, tandis qu'à l'orée de nos corps électriques se dressent mille drapeaux pour célébrer une certitude. La certitude qu'après le chaos-chrysalide vient un destin. Peut-être.
Elle arrive lentement, en réalité. Il pleut, pourquoi pas. Sous son parapluie qui tourne doucement comme une fête foraine en miniature, elle avance vers moi sans jamais cesser d'être un magnifique mystère. Elle me regarde, je m'accroche à la rambarde neuronale, je sais que rien encore n'a basculé dans cette dimension tout à fait inéluctable qu'on appelle réel. Elle arrive, je sais, je sens qu'elle arrive. Je suis encore l'alpha et l'oméga. Dans aucune autre possible elle ne partira.
Je commencerai sa vie et je la finirai, voilà ce qu'elle va me dire, voilà ce que m'affirment déjà les pattes infiniment douces au coin de ses yeux. Mon regard descend vers son corps, son univers charnel monte vers moi comme une onde, une masse corpusculaire de photons tantriques.
Cet arrêt de bus ne peut rester si atrocement vacant une seconde de plus.
Nous nous sommes rencontrés, planète et comète. J'étais stocké dans le vide avec Pluton, sidéré par le froid mortel marinant dans mon cœur solitaire. Je ne sais plus rien de l'avant, je ne sais plus si vie il y eut avant elle. Me reste du passé quelques feuilles mortes et cette goutte infinie, cette chute miraculeusement ralentie, cette beauté figée à la lisière du temps.
L'évidence de notre duo cogne au fond de mon crâne à chaque seconde ; à chaque inspiration ma bouche souffle son nom.
Elle est là, elle est tout prêt. Je vais parler et mes mots vont entourer l'ovale de ses yeux qui enserre déjà mon cœur. Préparez-vous, les mots, ça va être à vous. L'évidence si douce, il faut à peine la colorier, lui rendre grâce et sécher la buée qui la nimbe. Nous ne sommes pas encore dans le vaisseau éternité, il faut accrocher des ponts entre nos deux amours. Il faut vivre ce premier rendez-vous.