Je l’entendais qui me murmurait des choses à l’oreille de cette voix faussement douce au début pour parvenir à ses fins et qui devenait de plus en plus hargneuse et impérieuse au fur et à mesure que je réfutais ses arguments. J’avais beau tacher de faire le sourd, il était impossible pour moi de l’ignorer trop longuement lorsqu’elle revenait à la charge avec ses invectives horribles mais pleines de justesse, il faut le dire. Elle ne supportait pas que je ne respecte pas ses consignes à la lettre. Et plus je tentais de résister plus je lui tenais le crachoir. C’était là le moment le plus délicat. Quand elle commençait à trop parler, qu’elle échappait à tout contrôle. Elle sortait ses petites pattes armées de griffes et fouissait avec une ardeur stakhanoviste que je ne lui connaissais que dans ces moments là. Sinon, elle dormait la plupart du temps. Mais une fois qu’elle été réveillée, alors là c’était toute une aventure. Un concert de remarques, de cris, de gestes, de méchancetés, de reproches, et tutti quanti. Et il semblait presque impossible de la calmer et qu’elle s’en aille retourner hiberner. Ah ! La sale fouisseuse ! L’indiscrète ! L’indélicate ! La charogne que c’était! Quand elle était lancée, ça semblait impossible de la stopper. Surtout lorsqu’elle s’était trouvée une proie à son gout dont elle se délectait avant de s’en détourner. Heureusement pour moi, j’étais en bon terme avec elle.
Ah ! Je vous le dis ! Pour une sale bête, c’était une sale bête. Une vraie saloperie celle là. Il aurait mieux valu l’abattre que je me disais parfois mais c’était tout bonnement impossible quand j’y réfléchissais vraiment. Rien ne semblait capable de pouvoir l’arrêter. Lorsqu’elle avait repéré sa prochaine victime, c’était parti pour la danse. La farandole bestiale. La sarabande brutale. La tarentelle sauvage. Et vas-y qu’elle te faisait la ronde, qu’elle te tournait tout autour tout en te reniflant afin de savoir à quelle sauce elle allait te dévorer. Un rigodon barbare. Un bal grossier et cruel où le buffet était gratuit et à volonté. Sa férocité alors n’avait d’égal que sa haine dont elle suintait par tous les pores de sa peau brune. Une sorte de sadisme primitif que je pensais dû à sa volonté continuelle d’élévation intellectuelle et culturelle. Car en effet, la fouisseuse était tout sauf ignare.
Elle était autodidacte. Totalement. Elle en avait lu une sacré collection de bouquins et elle en lisait encore. Au moins un par semaine, parfois plus ; selon la taille du livre. On lui avait toujours dit, et on lui disait encore lorsqu’elle ne faisait pas trop sa mauvaise, qu’avec ses capacités, elle aurait pu décrocher la lune. Viser une bonne place. Cette simple phrase la rendait furieuse. Elle tentait alors d’expliquer aux gens la différence qu’il y avait entre pouvoir quelque chose et vouloir quelque chose. Mais ces derniers n’y entendaient rien. Alors elle s’énervait. Toujours est-il qu’elle avait la beauté du diable et un esprit brillant. Elle dégageait quelque chose quand elle se mettait à parler des sujets qui fâchent. Toujours très démonstrative, voire théâtrale, elle avait un charisme incroyable même si difficile d’accès pour les non-initiés. Il émanait d’elle une telle fascination que les gens qu’elle acceptait dans son cercle plus que restreint ne pouvait que se targuer d’être dans les petits papiers de cette flamboyante créature aux griffes acérées et soulagé aussi de ne pas faire partie de son tableau de chasse. C’était une artiste au fond, et une vraie. Pas une de celle qu’on enferme et qu’on laisse prendre la poussière en musée ou en galerie. Son œuvre, c’était son existence, qu’elle dirigeait sans compromis. Toujours dans l’excès. Elle méprisait les imbéciles plus que tout. Elle détestait leurs loisirs tous plus repoussants les uns que les autres. Cependant elle méprisait tout autant les intellectuels pompeux trop académiques à son gout et incapables d’une vraie pensée. « Des perroquets te dis-je Johnny, tout juste bon à caqueter, à psittaciser dans leurs cages dorées et à vivre dans leur propre déjections. Ah ils me dégoutent autant que les ignares si ce n’est plus car les ignares n’ont aucune prétention et disposent pour la plupart d’une intelligence naturelle qu’ils mettent au service de la vie de tous les jours sans même s’en rendre compte.» Elle avait un avis sur tout. C’était parfois insupportable mais je connaissais son bon fond et je m’y étais fait.
Elle connaissait aussi bien la vie citadine que la vie sauvage. Elle aimait partir de nombreuses semaines dans la nature loin de tout sans prévenir personne afin de se retrouver et de se ressourcer. Elle n’en revenait que meilleure. Elle était étrangement sereine. Mais ça ne durait qu’un temps car le poids de l’hypocrisie et de la tromperie lui retombaient bien vite dessus et elle ne pouvait pas le supporter bien longtemps. Elle fulminait d’être forcé d’y revenir dans ce bordel. Le projet qui lui tenait le plus à cœur était d’aller se construire une cabane là-bas au milieu des arbres et de ne plus jamais à voir personne. Aucun être de la race humaine en tout cas. A chaque fois qu’elle revenait, elle se plaignait d’avoir été dérangé par des chasseurs qui selon ses propres termes n’étaient « qu’une bande de salopards sans couilles qui ne bandaient qu’un fusil à la main et étaient incapables de chasser avec honneur ».
Elle avait beau médire la ville à chaque fois, je sais bien qu’elle ne le pensait pas vraiment au fond. Elle l’aimait la ville. Ses lumières, sa folie, ses longues rues pavés pleines de crasse, ses bars de jazz aux néons clignotants, ses hôtels hors de prix, ses prostituées, ses bêcheuses, ses vagabonds, ses vauriens, ses ivrognes, ses galvaudeux… Elle aimait le contact des gens rien que pour leur parler comme pour être tout à fait sûre qu’elle les détestait toujours. Elle aimait les détester.
Il m’était impossible, malgré tous mes efforts, de la faire redescendre de sa hauteur, de la rendre un peu moins altière, de la tempérer en lui faisant voir toutes les belles choses, les êtres humains qui avaient de la valeur, les bons côtés de la vie… Elle me répondait toujours très crument. Elle se faisait un point d’honneur à dire la vérité tout le temps et à tout le monde. Alors bien sûr ça ne plaisait pas. Surtout que c’était dit sans aucun tact. Je lui disais qu’elle pouvait y aller avec moi mais qu’elle devrait quand même éviter avec certaines personnes.
« Mais Johnny, qu’elle me disait alors, c’est ça tout le problème. La plupart des gens ne cherchent jamais la vérité. Au contraire. Il la déteste même plus que tout. Ils en ont peur. Vivre dans le mensonge pour vivre heureux est un art dont ils ont su se faire maitres. Et c’est bien d’ailleurs le seul qu’ils maitrisent ces idiots. Dans le monde du travail, et même ceux plus privés de la famille ou des amis ; ils ont tellement peur de se froisser, de se faire de la peine, de ne pas se faire embaucher, de se faire virer, qu’on les voit tels qu’ils sont, qu’on les juge, et autres conneries du même acabit, qu’ils ne sont pas foutus de se dire ne serait-ce qu’une phrase tout à fait franche. Les gens sont hypocrites et ils adorent ça. Ils se roulent dans la complaisance les quatre fers en l’air. Ils s’y complaisent comme les porcs dans la fange. Et à tous les niveaux de l’échelle sociale. Des plus oiseux des gougnafiers aux plus accessoires des présidents de la république. Fourre toi bien ça dans le crâne et arrête de me sortir tes beaux principes enrobés de naïvetés. Ça ne te nourrit pas l’honnêteté, ça te fais crever la dalle. Et puis d’abord, quelle vérité ? La tienne ? La mienne ?…Aucune n’existe de toute façon. Cette conversation est stérile mon ami… »
Et elle pouvait continuer comme ça pendant des heures peu importe le sujet. C’était usant à la longue. Elle ne savait pas s’arrêter. La joute verbale c’était son péché mignon. Il arrivait souvent qu’elle attige même la personne la plus calme et la plus pacifique du monde. Alors ça pouvait tourner au pugilat et je devais faire des efforts monstres et prendre beaucoup de précautions pour la sortir du guêpier dans lequel elle s’était foutue avant que quelqu’un d’extérieur à l’histoire s’en mêle ou que les flics ne soient prévenus par un quidam quelconque et arrivent pour l’embarquer.
Le truc, je l’avais compris à la longue, était de ne pas boire d’alcool. C’était ça qui lui excitait les papilles. Elle pouvait le sentir de très loin et dès que c’était le cas, vous pouviez être sûr qu’elle ne tarderait pas à débarquer et à foutre sa merde. La fouisseuse, aussi respectable qu’elle se prétendait, c’était une pochtronne finie. Ah elle avait beau se targuer d’être au-dessus de la moyenne, donneuse de leçons à chaque fois qu’elle en avait la possibilité, elle avait aussi des vices dont elle ne parvenait pas à s’extirper. Comme le commun des mortels dont elle semblait farouchement décidé à ne pas faire partie.
Je me suis donc mis du jour au lendemain à carburer uniquement au café et au thé. Et j’eus la grande joie de ne plus la voir pointer son museau du tout. Elle s’était envolé, était sortie de ma vie aussi soudainement qu’elle y était entrée. Je pus enfin me concentrer uniquement sur moi, mes désirs, et mes ambitions.
Au bout d’une paire d’années, j’en avais oublié jusqu’à son existence. Ce n’est qu’un jour lors d’une promenade sans but en ville, que je tombai par hasard sur un quotidien dont la couverture m’interpella. La photo en première page était floue mais j’aurais pu reconnaître entre mille cette grosse tête grimaçante. Elle faisait la une du canard avec titré en gras : « La créature encore non-identifiée qui terrorise les Landes depuis deux ans frappe à nouveau : Les corps de quatre chasseurs ont été retrouvés hier dans la forêt non loin de Mont-de-Marsan. En exclusivité : La première photo de la bête (à lire en page 2).»
Bizarrement, les choses dont on l’accusait ne m’étonnaient qu’à moitié. Je connaissais sa nature mais je ne pensais tout de même pas qu’elle passerait à l’acte. Je m’en voulais un peu sans trop savoir pourquoi. C’est à ce moment que je mesurais à quel point sa présence me manquait. Sa façon de me corner aux oreilles. Son arrogance, son insolence méprisante. Sa beauté. Sa façon bien à elle de prendre du bon temps. Je ressassais tout cela en déambulant dans les rues du centre-ville. Je décidais donc de faire un test juste histoire de voir.
J’enfouis le canard dans ma besace et prit la direction du Carrefour market pour y acheter une mignonette de whisky et quelques bières. Je m’assis sur un banc un peu à l’écart et descendis la mignonette en trois bonnes gorgées. Ça faisait longtemps que je n’avais pas senti la chaleur de ce doux nectar. Putain ! C’était vraiment agréable. J’allumais ensuite une clope avant d’ouvrir une bière. J’attendis un long moment que quelque chose se passe, jusqu’à ce que j’aie épuisé tout mon stock. J’étais déjà bien soul. J’avais perdu mon rythme de croisière. En tout cas, que dalle. Pas l’ombre de sa présence. Peau de balle. Niet. Nada. Elle devait surement m’en vouloir. Mon long silence avait surement dû la contrarier. Pourtant je savais par expérience que quel que soit l’endroit où je me trouvais- uniquement à partir du moment où je picolais- elle me retrouverait.
Soudain je vis une demi-douzaine d’estafettes pleines de gendarmes et de CRS débarquer. Gyrophares clignotants. Toutes sirènes hurlantes. Je les vis s’agiter dans tous les sens, s’éparpiller un peu partout, puis s’arrêter. J’en voyais en face de moi mais eux ne pouvaient pas me voir. C’est du moins c’est ce que je croyais jusqu’à ce qu’on me saisisse violemment par derrière. Je tombais à jambes rebindaines en me raclant les bras sur les gravillons du terrain rouge. Je vis alors au-dessus de moi des mecs cagoulés qui ressemblaient aux commandos d’un mauvais film d’action. Et il y en avait toute une ribambelle qui descendait d’entre les deux bâtiments derrière le banc où j’étais encore assis tranquillement un instant plus tôt. Ils me gueulaient tous dessus en même temps tout en pointant leurs flingues vers moi. Je ne comprenais pas ce qui se passait ni rien de ce qu’ils me baragouinaient. Je me mis à me débattre dans tous les sens quand ils essayèrent de me passer les menottes. Je hurlais. Je les sommais de me donner une explication. Que c’était un abus. Que j’avais des droits non de non ! Ils parlaient entre eux et continuaient à gueuler mais aucun ne daigna répondre. J’étais effrayé. Parole ! Je me demandais ce que j’avais fait. Je me démenais comme un beau diable jusqu’à ce qu’un coup de crosse bien senti me fasse perdre connaissance.
Je me réveillais sur un matelas dégueulasse posé à même le sol. Je me sentais bizarre. J’avais la bouche extrêmement sèche et drôlement mal la gueule et je dus faire un effort herculéen pour me lever de ma couche. J’avais l’impression d’être dans le corps d’un vieillard d’au moins quatre-vingt piges. J’étais dans une petite cellule repeinte en jaune mal de tête il y a surement peu mais qui ne masquait néanmoins pas une forte odeur d’urine. Il n’y avait dans la cellule qu’une petite table avec sud-ouest posé dessus. Je me penchais dessus pour lire ce qui y était écrit. J’en tombai à la renverse. Il était daté du dix février. J’étais enfermé ici pour une obscure raison qui me restait encore étrangère. Il me revenait de vagues souvenirs en tête mais tous trop flous les uns comme les autres pour en tirer une conclusion qui tienne la route. C’était comme des rêves dont on ne se rappelle que par bribes. L’article était court et disait ceci :
« La créature qui terrorisait la forêt des Landes a été appréhendée hier après-midi à proximité de la mairie de Mont-de-Marsan avant de s’échapper en direction des bois pour être finalement rattrapée deux heures plus tard par l’équipe que le ministre avait spécialement mise en place pour la traque. Quatorze policiers ont perdu la vie au cours de cette intervention. La créature serait, selon nos sources, un jeune homme âgé à peu près d’une trentaine d’années et atteint de difformités qu’aucun médecin l’ayant examiné n’est encore parvenu à identifier. Il n’avait aucun papier sur lui et ses empreintes ne correspondent à aucune personne existant sur les registres de l’administration. Nous n’en savons donc pas plus pour le moment sur son identité. L’homme a été écroué à la maison d’arrêt de Gradignan en attendant son procès. Une équipe de scientifiques viendra prochainement étudier son cas afin d’aider la justice à prendre la décision la plus appropriée.»
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