Reste à savoir si le mot amitié a encore un sens quand la moindre opacité est suspecte et la transparence un gage de vertu, quand tout ce qui fuit l'exhibition en temps réel passe pour louche ou pour insignifiant. Quand un ministre de la Culture publie ses Mémoires de fonction avant même d'avoir quitté la rue de Valois. Quand un médiocrate supposé philosophe se fait filmer en live dans le désert de Libye, quand le but d'une action devient sa mise en scène, à livrer de suite à la jet-set. Quand il faut que ça rende et que ça paye et que ça se sache, ubi et orbi. Dans cette maison de fous, à la fois de commerce et de verre, que devient notre bonne société, creuser en langue française un tunnel sous la Manche, saison après saison, peut s'assimiler soit à un trouble à l'ordre public soit à un tempérament sado-maso. Affection et diffusion, sincérité et popularité, il faut choisir. Si on a deux mille amis sur Facebook, c'est qu'on n'en a aucun. Quand on va sur le Net pour se livrer à des milliers de personnes, on ne se livre à personne. On veille sur sa marionnette.
Régis Debray, extrait de " Modernes Catacombes. Hommages à la France littéraire " vu dans le magazine Lire, Février 2013
http://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9gis_Debray
http://www.lexpress.fr/culture/livre/modernes-catacombes-de-regis-debray_1209776.html