Je me dis bien souvent que sans la chaîne Arte, on resterait tous comme des ignorants qui passent à côté de la réalité profonde de l’Europe. Non pas des ignorants de la scénographie quotidienne : les savants équilibres des rencontres au sommet, le ballet des conseils européens et l’euroscepticisme ordinaire peuplent nos jours et nos nuits ! Au fond, tout cela est aisé à commenter et peut participer d’une désinformation un peu passive qui prétend proposer un suivi de la marche du monde et contribue simplement à présenter la politique comme un jeu de rôles et de dupes et la démocratie comme un échec permanent.
Et puis, il y a l’exotisme, les mondes lointains, trop difficile à expliquer : la Mer Baltique, si étrangère à nos sens méditerranéens, les équilibres politiques discutés et disputés entre les anciens grands empires dans des espaces gelés et le sort des minorités, perdues entre les germanophones et les russophones, écrasées, du début du XXe siècle, à sa fin et puis les échanges tumultueux entre des savants fous et des savants sages... et puis des architectes qui rêvent d’un Palladio des mers glacées offrant aux bourgeoisies décadentes un refuge contre les réalités du monde.
Une classe sociale oisive et lettrée meurt à Paris sur la fracture de la Grande Guerre dans le regard entomologique de Marcel Proust, tandis qu’une autre se meurt parallèlement en Estonie en exposant ses languissantes impuissances au regard apeuré d’Oda Schaefer (Oda von Siering), écrivaine née avec le siècle et témoin des flux et reflux des vagues armées jusque dans les années quatre-vingt.
Alors, quand Arte propose « Poll », ce film qui semble venu de l’espace, permettant ainsi de se plonger d’ébahissement dans une histoire d’amour, une histoire de haine, une histoire de guerre, une histoire de famille qui se termine dans les flammes qui transpercent la neige, il faut se précipiter, en attendant le jour où, peut-être, les Estoniens chercheront à comprendre Blancanieves et les Andalous liront Thomas Mann, l’homme de Lübeck, écartelé entre Venise et la presqu’île de Courlande.
Une Europe où chacun chercherait ses propres fantasmes et son histoire mêlée, d’une mer à l’autre, d’une montagne à l’autre, d’une île à l’autre, d’une plage de sable doré à une plage de sable blanc.
La jeune femme, ou plutôt la jeune fille qui découvre pour la première fois l’importance et le sens des mots, garde aussi longtemps que possible un regard amusé sur les adultes qui l’entourent et qui semblent s’agiter comme des marionnettes. Son regard est cependant parfois embarrassé et déconcerté lorsqu’elle découvre les contrebandes de sensualités improbables. Il se transforme en un regard inquiet quand elle soigne le réfugié qu’elle aide à échapper à la fureur des hommes et en un regard amoureux quand elle se penche sur la renaissance d’un corps qui a failli mourir. Mais son regard se résigne quand elle échappe aux flammes d’un enfer où périssent ceux qu’elle aime et ceux qui l’aiment. Elle sait déjà alors que son rôle sera celui d’un témoin qui doit garder la mémoire.
L’écrivaine naissante apprend peu à peu que ses mots à elle pénètrent plus profond au cœur du cerveau des hommes, que le scalpel de son père qui rachète aux armées russes des mourants et des cadavres pour effectuer des prélèvements grotesques.
Elle comprend que la frontière est très ténue entre la perversité et la perversion, que le jeu social relie le désir sexuel et le secret des corps parés, que l’alibi scientifique et les grimaces des cabinets de curiosité vont succomber au scandale du viol des consciences. Elle sait déjà que son travail prendre son envol quand elle saura rétablir l’équilibre entre la confrontation arrogante des langues dominantes et le refuge modeste que constitue la parole secrète des minorités.
Et ainsi de toutes les paraboles sur le sort de l’Europe et des Européens. Nous en avons besoin à en mourir de désespoir ; à désespérer de ceux qui la gouvernent.
L’histoire de notre continent à la dérive est inscrite dans les petits carnets des petites filles et des petits garçons qui ont échappé aux meurtres, aux guerres, aux mâchoires des frontières, aux ordres insensés des dictateurs, aux massacres raciaux et ont transmis leurs mots, leurs phrases, leurs journaux comme autant de cadeaux désespérés, dans l’élégance des cœurs purs. Dans un Parc, dans un jardin, comme dans un cimetière où les fleurs rouges parlent du sang et de la souffrance des hommes.
»Der Garten – immer war es der Garten, überströmend von der Fülle leuchtender Blumen, in den Farben rosa, karmin, gelb, weiß und orange, und nur ganz wenig blau. Ich hatte sein Bild als Kind zum erstenmal im Traum erblickt, da kannte ich seine Wirklichkeit noch nicht. Später beschwor ich ihn aus der Vergangenheit herauf, wenn ich nicht schlafen konnte: es war der Garten des Gutes Poll in Estland, in dem ich nur kurz verweilen durfte (…). Wie gerne flüchtete ich mich in Zeiten der Not, der Finsternis und der Trauer zurück in dieses versunkene Paradies, dessen Bäume abgeholzt waren und das ich niemals wiedersehen würde (…). Wenn das Leben mich nicht mehr tragen wollte auf seiner großen Welle – aber im Grunde trug es mich weiterhin, nur die Furcht hatte sich meiner bemächtigt –, dann versuchte ich, von jeher geübt in der Imagination, mir etwas vorzuspielen auf einer Bühne, die es gar nicht gab, nur in meinem Kopf: manchmal war es eine Musik, die ich liebte und deren Noten ich genau kannte, meist aber das Bild des immergrünen, immerblühenden Gartens vor dem dunklen, schweigenden Park in Poll.«
Aus Schaefer, Oda: Auch wenn Du träumst, gehen die Uhren. Lebenserinnerungen, München: Piper 1970. Mit freundlicher Genehmigung © Eberhard Horst