"Tous, nous sommes plusieurs, à l'intérieur.
L'esprit humain n'est pas d'une seule pièce,
ce serait plutôt un groupe,
une équipe, avec ses bons joueurs,
ses mauvais joueurs,
ses gagnants, ses perdants.
Le capitaine et ses sbires, si tu préfères.
L'ensemble ne fonctionne que par consensus donnant à la bonté sa place stratégique.
Mon capitaine est une brave femme, enjouée, le coeur sur la main.
Ses sbires sont envieux, possessifs, agressifs, je les imagine nuée de passereaux faisant voile de mariée à l'arrière de ma tête- un voile de ténèbres.
.../..."
-extrait de":Grâce" de Delphine Bertholon- Editions JC Lattès
Les bibliothèques sauvages
" Il y a un an, jour pour jour, j'ai descendu tous mes livres dans la rue: des centaines, des milliers de livres. Chez moi ils couvraient tous les murs, avec les années ils avaient gagné du terrain, ils étaient devenus une seconde peau grenue, un lichen en relief, tapissant les moindres recoins de l'appartement, jusqu'aux murs des toilettes, de la cuisine, du couloir;
Jusqu'ici, je pensais être in capable de me débarrasser d'un seul de mes livres, il suffisait que j'en prête un et qu'on tarde à me le rendre, j'en étais physiquement malade, je ressentais un vrai manque, comme si un de mes enfants-de papier- m'avait été ôté.
Je me souviens de ce vieux livre de Jean-Henri Fabre, une somme sur les insectes, emprunté un soir par une amie Bénédicte à mon corps défendant, elle l'avait gardé deux longues années, deux années où il me manqua presque chaque jour, comme un doigt coupé. Mon soulagement le jour où elle me le rendit enfin, la sensation de bien-être en le replaçant dans la bibliothèque du couloir, mon plaisir chaque fois que j'ouvrais la porte de l'entrée, en retrouvant son dos large recouvert de tissu ocre, sur lequel s'étalait un grand scarabée noir. Et c'est celui-là même qu'en ce matin d'été, je venais de déposer dans la rue, entre Vie et Destin et L'Ecume des jours, dans une bibliothèque sauvage, improvisée, rue de Franche-Comté.
Etais-je la même?
Etait-ce bien moi, qui faisait celà?
C'était lourd, les livres, chaque jour - matin, midi et soir-, je les mettais dans un panier, et je les disposais dans le creux des fenêtres de l'école d'en face.
Six fenêtres larges et profondes, rectangles évidés à même le béton, des bibliothèques naturelles, idéales, à croire que leur béance horizontale n'attendait plus que mes livres. Un grillage protégeant les carreaux permettait de les appuyer, sans craindre d'abîmer le verre. L'artisan l'avait fait exprès: mes livres étaient attendus.
Je les disposais avec soin, avec amour, choisissant chaque titre, un thème par fenêtre: Chine ancienne, romans libertins, éditions rares du XVIIIe siècle, incunables, science-fiction, récits de voyage, essais, histoire contemporaine, poésie, anthropologie, beaux-arts, gastronomie, surréalisme...Chaque thème, chaque mini-bibliothèque de la rue: un pan de ma vie.
J me gardais bien de les tasser, afin que chaque passant et passante, ralentissant, puisse faire son choix aisément: un cadeau à un ou une inconnu(e), qui ne saurait jamais qui avait déposé ces livres ici, à son intention, et c'est très bien ainsi.
Cet été-là, il a fait très beau, il n'a pas plu pendant des semaines, une chance, sinon mes livres auraient été transformés en pâte à papier.
J'ai descendu une première fournée, j'avais commencer par vider les rayonnages du couloir, que mon ex-mari avait installé une dizaine d'années plus tôt, un peu avant que nous nous séparions. Des planches en bois brut, étroites, que j'avais tapissées de papier de soie rouge et décorées de petites photos d'écrivains: Maïakovski achevant d'écrire Le Nuage en pantalon; Desnos roulant des yeux blancs, halluciné; Peter Fleming en Asie avec Ella Maillart, fumant la pipe; Jack London debout sur son bateau, sourire heureux et regard ravagé...
Une fois les livres disposés dans les bibliothèques sauvages, je me suis mise derrière le rideau, avec mes jumelles, et j'ai regardé.
La première personne qui s'est approchée
-il était tôt, j'avais commencé à vider les rayonnages du couloir à cinq heures, j'ai toujours aimé me lever avant tout le monde, les choses les plus difficiles, je les accomplis aisément, si je me lève avec le jour-,
marchant droit vers eux, traversant la rue, même, pour aller les voir, d'un pas décidé, ce fut une jeune flic blonde, bien balancée, avec flingue, menottes et matraque au côté, de belles fesses rondes et musclées, les épaules larges. Ses menottes brillaient dans le soleil du matin.
Aussitôt, je suis descendue, l'air de rien, faisant mine moi aussi d'examiner distraitement ces livres que je venais d'abandonner comme des nouveaux-nés sur les marches d'une église, ces livres qui déjà n'étaient plus les miens: je voulais voir lequel d'entre eux la femme flic allait emporter, comme si son choix allait décider de mon destin.
Elle a feuilleté Le Cul de Judas, d'Antonio lobo Antunes, examiné un Serbananco que j'avais ramené de Vancouver- un inconnu l'avait laissé dans un débarras-, elle l'a reposé, elle a ouvert Encore heureux qu'on va vers l'été, de Christiane Rochefort...Elle est repartie avec, marchant d'un pas léger sur le trottoir ensoleillé, dansant presque, le petit livre rouge à la main frôlant les menottes scintillantes.
Je suis allée au café pour fêter ça, ce n'était pas si difficile le don des livres, il suffisait de commencer; j'étais heureuse qu'elle soit partie avec celui-là, la femme flic: je l'avais lu avec un homme, dans un train, entre Nantes et Bordeaux, un hiver, il m'avait donné bien du plaisir, j'espérais qu'il lui en donnerait autant. Quand je suis sortie du café, la moitié de mes livres avait disparu des bibliothèques sauvages;
Deux heurs plus tard, il n'y en avait plus ou presque, seule restait La Nonne militaire d'Espagne, de mon cher Thomas de Quincey, mon opiomane préféré, gisant sur le flanc, oubliée, délaissée...Du coup je l'ai ramenée à la maison.
Ensuite ça n'a pas arrêté, ça m'a pris tout l'été."
.../..."
extrait de:"Ma vie précaire" Elise Fontenaille
- Deux minutes de l'Histoire (corollaire et déduction)
par Serge