Delphine Batho, elle ne voulait pas vraiment ça. Enfin, si, mais pas comme ça. Là, c'est dur : elle doit dire un peu tout et son contraire. Elle doit ménager la chèvre qui s'occupe des logements et le chou qui s'occupe d'industrie. Ce n'est vraiment pas simple. Ce qu'elle voulait, elle, c'était un petit job peinard, avec une bonne paye et quelques occupations saines dans la nature, à respirer le bon air frais, écouter les petits oiseaux gazouiller... La vie est parfois mal faite !
Oh, bien sûr, Delphine, elle a des vrais dossiers dans lesquels elle va pouvoir jouer un rôle crucial, avec des petits et de gros animaux en péril, des chats ninjas qui défendent la veuve et l'orphelin, des éléphantes en danger de mort imminente par la faute d'un méchant préfet qui les croit (à tort) toutes tuberculeuses (alors que c'est même pas vrai) et elle reçoit même des lettres de Brigitte ! Elle a donc du taf, Delphine, pas le temps de rire !
Dans l'idée de Delphine, son job était simple : de l'air pur, des oiseaux qui chantent avec vigueur, des arbres robustes et des agriculteurs bedonnants qui font pousser des plantes équitables qu'on croque à pleines dents sur un fond musical de ballade à base de guitare sèche et de tambourins agités en rythme. Rien de bien sorcier. Cécile, sa copine bio, l'avait briefé avec une jolie carte du monde, dessinée avec soin, aux gros feutres rouges et bleus, avec le Japon dans l'hémisphère sud, en montrant bien là où elle devait agir.
(Ci après, le petit dessin en question, bien qu'il semble qu'un honteux détournement en ait été fait - cliquez pour agrandir)
Mais voilà. La vie, ce n'est pas toujours simple. Ce n'est pas toujours une lutte pour sauver des petits pandas, et il faut parfois se pencher sur des sujets plus techniques, avec des chiffres, des dizaines de pages écrit tout petit, sans marge et sans double-interligne par une demi-douzaine de crétins d'énarques boutonneux du cabinet. Le cabinet, c'est l'équipe qui rassemble tous les petits détails techniques pour que Delphine, elle se sente bien dans ses baskets lorsqu'elle va au Conseil, le mercredi. Ce sont les gens à qui elle doit expliquer ses positions, celle de son gentil grand patron (un petit gars pas méchant, un peu mou et à la diction hésitante, à l'Elysée), et celle de son gentil petit patron (un grand gars pas très futé, à peine moins mou, à Matignon). Des fois, elle doit passer pas mal de temps à expliquer, parce qu'il est bouché de l'intérieur, le cabinet.
Bon, soit, c'est vrai, ses positions ne sont pas toujours bien claires, il faut dire.
D'un côté, officiellement, elle est plutôt pour les moulins à vent et les panneaux solaires. Elle adule les maisons bien isolées. Elle aime les énergies renouvelables. Mais la réalité est casse-pied parce que d'un autre côté, dans le renouvelable, il y a le bois par exemple et brûler du bois dans sa cheminée, ça intoxique les pandas, les oiseaux, les myopathes ou les asthmatiques (elle ne se souvient plus, Delphine, mais ce n'est pas grave, l'idée générale y est). C'est donc très mal et elle devra donc interdire les cheminées.
D'un côté, officiellement, la France doit tout faire pour en finir avec le méchant nucléaire qui pollue la terre, la mer, irradie les enfants et les chatons. Alors Delphine est plutôt contre. Mais de l'autre, on doit aussi préserver l'emploi, et chauffer tout le monde, même ceux qui ne savent pas isoler leur maison, ou ce con de cabinet qui a mis le thermostat à fond l'autre fois alors elle cuisait dans son bureau mais elle ne pouvait pas descendre la température parce que le cabinet était fermé de l'intérieur alors elle a ouvert la fenêtre et quel gâchis franchement quand on pense à tous ces petits enfants qui meurent de faim dans le tiers-monde où va le monde madame où va le monde. En substance. Alors, le nucléaire, finalement, ce n'est pas si mal pour compenser les erreurs de thermostat.
D'un côté, officiellement, il fallait arrêter de polluer avec le vilain essence qu'on brûlait dans les voitures dans les années 70 et 80. Alors l’État a bien incité les consommateurs à se tourner vers le diesel (incité, c'est-à-dire qu'il a cogné comme un sourd sur les imbéciles de consommateurs qui continuaient à acheter de l'essence pour qu'ils changent de voiture et deviennent des imbéciles de consommateurs qui achètent du diesel). Mais la réalité, encore elle, a rapidement déboulé dans l'équation et voilà Delphine qui doit maintenant expliquer qu'il va falloir cogner comme un sourd sur les imbéciles de consommateurs qui achètent du diesel. Prudente, elle aura laissé son collègue Jean-Marie Le Guen proposer ouvertement une nouvelle interdiction dans le pays de la Liberté, interdiction habilement financée par l'argent gratuit des autres, histoire d'ajouter des insultes aux injures.
J’ai proposé l’interdiction dudiesel et le versement d’aidesfinancières pour franchir enfin le pas vers la ville durable #Paris #Santé
— Jean-Marie Le Guen (@jm_leguen) 7 février 2013
Et puis bon, même si tout le monde sait qu'interdire aux voitures polluantes de rouler revient à interdire aux pauvres d'aller travailler, Delphine sent bien que tout la pousse, au plus profond d'elle-même, à faire avaler à tous une pilule verte qui a tout du suppositoire à ailettes. Et puis ils sont cons les pauvres, à être pauvres, à la fin ! C'est de leur faute aussi, s'ils ne sont pas assez malins pour devenir fonctionnaires ou rentrer au gouvernement, hein, après tout ! Et puis, une pilule verte, c'est festif, c'est dans l'air du temps, et ça nous changera des cachets bleus de son frétillant collègue aux dressements un peu trop reproductifs.
D'ailleurs, Delphine, elle l'a bien taclée, la frétillante andouille Made In France avec son histoire de Gaz de Houille et de trucs louches qu'on récupère en faisant exploser la terre ! C'est qu'on ne la lui fait pas, à Delphine, le coup de la pollution en douce. Elle protège les oiseaux et les pandas, je vous le rappelle, et ne se laissera pas faire ! Alors quand un journaliste lui a demandé si ce gaz constituait "une nouvelle perspective pour l'avenir énergétique du pays" (oui oui, il a demandé ça, le journaliste - franchement ! Je te jure !), eh bien elle a répondu :
"C'est prématuré de le dire, hein, d'abord, au regard du fait qu'à ce jour de maintenant d'aujourd'hui, eh bien heu il n'y a pas de demande d'exploitation. Et puis il y a des permis d'exploration qui existent depuis, pfiou, oh lala, longtemps, hein, mais bon, la démonstration n'a pas encore été faite qu'il y avait une exploitation possible, dans des conditions qui comment dire seraient enfin, disons, des conditions économiques rentables."
Et tac, prends-toi ça dans les dents Arnaud, ' fallait pas la tarabuster au dernier Conseil ! Et pour l'indépendance énergétique machin, on en reparlera à la Saint-glinglin. Mais bon, malgré tout, il faut bien dire que tout ceci est fort compliqué pour la petite Delphine.
Pourtant, tout avait bien commencé, avec son combat poing levé contre la mort, le malheur et l'injustice des méchants, du temps où, jadis, elle fut collégienne engagée, puis lycéenne engagée, puis socialiste engagée avec la carte parce que c'est vraiment le parti qui lutte contre le malheur et les méchants, puis étudiante engagée, puis engagée par Julien Dray pour l'aider à dégager du temps pour acheter des montres de collection pardon pour s'occuper du thème de la sécurité. Et puis une fois les deux pieds à fond dans la bonne glaise humide de la politique, difficile de faire marche arrière sans se retrouver allongée dedans.
Alors Delphine s'adapte, tant bien que mal. Elle pense un truc, dit le contraire, en fait un troisième. À vrai dire, l'écologie, elle s'en fiche un peu. Les pandas, les petits oiseaux et l'air pur, c'est très joli tout ça, mais c'est un peu théorique. D'ailleurs, l'air pur, ce n'est plus très tendance. Et puis après tout, la cohérence n'est pas nécessaire, dans son job.
Delphine regarde sa (jolie) montre (de collection ?). Ouh là, déjà ? Que le temps passe vite, quand on fait tout et son contraire ! Allez, elle file, elle a plein de dossiers de petits chats mignons à consulter.
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