L'initiative contre les rémunérations abusives

Publié le 08 février 2013 par Copeau @Contrepoints

En Suisse, l'initiative populaire de l'entrepreneur Thomas Minder contre les rémunérations abusives fait débat. Les Suisses pourraient pousser un fort coup de gueule le 3 mars contre les gros salaires et les parachutes dorés.
Par Pierre Chappaz.

La Suisse débat comme rarement au sujet du vote populaire le 3 mars sur l’initiative Minder contre les rémunérations abusives.

Je me suis penché sur le texte de l'initiative Minder avec mon regard de chef d'entreprise. Je précise que mon entreprise n'est pas concernée par la législation en débat, n'étant pas cotée. L'esprit de l'initiative est de transférer à l'Assemblée Générale des actionnaires (= tous les actionnaires) nombre de décisions qui sont actuellement du ressort du Conseil d'administration (= seulement les principaux actionnaires), et en particulier tout ce qui touche à la rémunération des dirigeants. Pourquoi un tel projet ? Parce que les membres des conseils d'administration des grandes sociétés appartiennent tous au même monde, et pensent davantage à se serrer les coudes qu'à contrôler les excès qui sont nombreux et choquants.

Le projet est en deux parties :

  • premièrement, transfert de pouvoirs du Conseil d'Administration à l'Assemblée Générale,
  • deuxièmement, malgré ses pouvoirs élargis, l'Assemblée Générale n'a plus le droit de recourir à certaines formes de rémunération (voir ci-dessous).

On peut donc dire que le texte de la loi proposée restreint la liberté des actionnaires et des entreprises. Pour cette raison, mon premier mouvement a été de me sentir en désaccord. Puis j'ai changé d'avis, voici pourquoi.

Les dirigeants des grands groupes ont perdu tout sens de la mesure

Comme tout le monde, je suis choqué par les rémunérations énormes accordées à certains dirigeants des grandes sociétés cotées en bourse. Ces dirigeants, qui sont des managers, et non des entrepreneurs, ont perdu tout sens de la mesure.

Selon Bilan, Daniel Vasella, le patron de Novartis, a touché 287 millions de francs entre 2002 et 2011, Franz Humer, le patron de Roche, 142 millions dans la même période. Brady Dougan chez Crédit Suisse 134 millions, dont un bonus de 70 millions en 2009, une très bonne année pour la banque, après les pertes considérables de 2008 (8 milliards). Marcel Ospel, UBS, 104 millions (il quitte la banque en 2008, année ou la perte atteint 21 milliards, et annonce peu après qu’il renonce à 22 millions d’indemnités).

À vrai dire, presque personne ne défend ces dirigeants sur-payés.

Si l'initiative n'est pas votée, le contre-projet du conseil fédéral s'appliquera, et ses dispositions sont à peine moins radicales. Vous pouvez consulter ici le texte de l'initiative et les arguments du contre-projet.

L'initiative est surtout symbolique

Le texte de l'initiative est selon moi maladroit, mais il a le mérite de mettre les pieds dans le plat. Transférer la validation des rémunérations des dirigeants du Conseil d'Administration à l'Assemblée Générale des actionnaires ne sera pas une révolution, car les petits actionnaires pèsent peu dans les Assemblées Générales, qui sont contrôlées par les principaux actionnaires (= les membres des Conseils d'Administration!). Néanmoins, le symbole compte : on peut s'attendre à ce que le vote populaire, puis la publicité des rémunérations, amène un plus peu de modération de la part des puissants.

Ce qui est dommage, c'est que le texte comporte d'autres dispositions discutables.

Paragraphe b. du texte de l'initiative : "les membres des organes ne reçoivent ni indemnité de départ ni autre indemnité, aucune rémunération anticipée ni prime pour des achats ou des ventes d’entreprises." Il s'agit là de l'interdiction des "golden hello" (prime à l'embauche) et "golden parachute" (indemnité de départ). Est-ce à l’État d'interdire telle ou telle modalité de rémunération ? Les actionnaires ne sont-ils pas assez grands pour prendre leurs décisions tout seuls ? Économie Suisse a raison de faire remarquer que cela risque de handicaper les sociétés suisses pour attirer les meilleurs managers. L'idée d'interdire le versement de primes pour des objectifs particuliers majeurs, tels que l'achat ou la vente d'entreprises, me parait également une ingérence malvenue de la loi dans la gestion des entreprises.

Paragraphe c. : "les statuts règlent (...) les plans de bonus et la durée du contrat de travail des membres de la direction." Les statuts d'une entreprise sont sa loi fondamentale, on les change très rarement. Vouloir y inclure les plans de bonus c'est ignorer la nécessaire réactivité de ces plans d'intéressement par rapport aux objectifs et priorités de l'entreprise, par nature changeants au moins chaque année, parfois chaque trimestre. Quant à régler par les statuts la durée du contrat de travail des membres de la direction, l'idée est curieuse, la règle étant que quand on assume la direction d'une entreprise, c'est pour une durée indéterminée.

L'erreur du contre-projet

Le texte de l'initiative n'est donc pas exempt de défauts selon moi. Cependant le contre-projet est en retrait sur le point essentiel. Dans le contre-projet, le vote de l'assemblée générale des actionnaires sur les rémunérations peut être soit contraignant (comme dans l'initiative) soit consultatif. "Les statuts de la société en décideront". C'est, je pense, une erreur, car on laisserait ainsi la porte ouverte à la poursuite des "arrangements entre amis". Pour cette raison, je ne peux soutenir le contre-projet.

Si je pouvais voter, au final je voterais donc oui à cette initiative pour le symbole, malgré ses imperfections.

Est-ce que cela changera quelque chose ?

On peut s'interroger : est-ce qu'une telle loi aurait empêché les scandales de rémunérations abusives ? Mario Corti ne serait pas venu chez Swissair sans sa prime d'embauche de 12 millions, mais cela n'aurait sans doute pas empêché Swissair de faire faillite. Les actionnaires auraient-ils privé Marcel Ospel, Brady Dougan ou Daniel Vasella de leurs salaires faramineux ? On peut en douter... Pourtant, si le Souverain vote l'initiative Minder, le message populaire sera clair : ce sera un avertissement à la classe dirigeante des grands groupes. Il faut revenir sur terre !

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