Tous les régimes renversés par le printemps arabe – principalement au profit d'islamistes très variés – avaient modelé leurs constitutions sur celle de la Ve république française.
Par Daniel Hannan, depuis Oxford, Royaume Uni.
Démocrate, musulman, pro-marché et populaire : le parti AK de Turquie.
Voici un fait fascinant : tous les régimes renversés par le printemps arabe avaient modelé leurs constitution sur celle de la Vème république française. Les caïds de la région définissaient leurs États comme centralisés, laïcs et présidentiels. Ils justifiaient leurs dictatures en disant à leurs citoyens qu'ils étaient la seule option face au fondamentalisme islamique. Ils ont aussi largement utilisé le même argument en s'adressant à l'occident. Leur message était : ne nous poussez pas trop sur les droits de l'homme, car nous sommes la seule chose qui s'élève entre vous et le terrorisme. Sans même parler de la migration de masse.
Ces affirmations sont, d'une certaine façon, auto-réalisatrices. Se voyant dire de façon répétée que l'islamisme était la seule option face aux autocrates, certains Nord-Africains ont dérivé vers cette idéologie par dégoût envers leurs gouvernements. Dans les premiers jours qui ont suivi les révolutions, des partis islamistes de différentes sortes ont bénéficié d'avoir été la seule opposition à la tyrannie.
On peut faire un parallèle avec les révolutions anticommunistes de 1989. En Europe centrale et de l'Est, la chute de la Nomenklatura a été suivie par une renaissance de virtuellement tous les crédos qu'ils avaient bannis. Il y a eu des résurgences monarchistes qui ont fait long feu de la Baltique aux Balkans. Il y eut une mode soudaine pour les pratiques religieuses. Il y a même eu, en Allemagne de l'Est, un spasme de néo-nazisme, auquel les médias allemands et étrangers ont accordé une attention intense, mais qui est désormais presqu'entièrement oublié. L'attrait de toutes ces idéologies était assez évident : si les apparatchiks étaient contre les rois, les patriarches et les fascistes, pensaient certains, c'est que ceux-ci ne pouvaient pas être entièrement mauvais. Des parties du monde arabes sont désormais les témoins de surcompensations équivalentes.
Il y a un autre parallèle avec les révolutions de 1989. Même si les caïds arabes avaient créé un club régional, comme l'avaient fait avant eux les chefs du Comecon, leurs opposants n'en avaient pas fait de même. Chaque pays a suivi son propre chemin, sans que leurs dissidents ne s'unissent. Dans les deux cas, les révolutions se sont produites en parallèle, avec des groupes sans liens les uns avec les autres, qui ont répondu de façons similaires aux mêmes évènements de l'actualité : des illustrations exemplaires de la théorie du basculement.
Aujourd'hui même, ces nouveaux régimes s'intéressent remarquablement peu les uns aux autres. De nombreux gouvernements d'Afrique du Nord incluent ce qu'on pourrait appeler, en termes vagues, des groupes islamistes : le PJD au Maroc, Ennahdha en Tunisie, les frères musulmans en Égypte, etc. Cependant, l'idée, parfois promulguée par des auteurs occidentaux, que ces partis sont des branches d'un mouvement islamiste unique, est assez trompeuse. Bien qu'ils aient à faire à de nombreux défis similaires, et qu'ils partagent un langage commun, ils sont presqu'entièrement concentrés sur leurs propres affaires intérieures, et ont peu à faire les uns avec les autres. Ils varient énormément dans leurs approches de la politique. En fait, plus on en découvre sur leurs comptes, plus on réalise qu'islamiste est une étiquette complètement inadaptée. Postuler un continuum entre les islamistes radicaux, qui veulent une théocratie fondée sur la charia, et des partis musulmans pluralistes qui se perçoivent eux-mêmes comme les équivalents locaux des partis chrétiens-démocrates européens, est absurde.
Sous les dictateurs, rien qui ressemble de loin à un parti musulman démocrate – c'est-à-dire, un parti inspiré par des valeurs religieuses, mais engagé en faveur du pluralisme, un parti pour lequel pourrait voter une personne pieuse tout en étant pour un État laïc – n'était autorisé à exister. Les gens n'avaient le choix qu'entre deux groupes de radicaux : ceux de gauches (socialistes, nationalistes arabes, baasistes, et ainsi de suite) et ceux qui mettaient en cause le fondement démocratique de l’État. Le large terrain de ce qu'on pourrait désigner comme le conservatisme modéré, faute d'une meilleure appellation, était clôturé.
Il ne me vient à l'esprit que deux partis qui, tout en ayant une fondation islamique, soutiennent sans complication une démocratie libérale et laïque. Ils sont aux deux extrémités opposées de la zone, l'un au Maroc et l'autre en Turquie. Tous deux s'appellent justice et développement (PJD au Maroc, AK en Turquie) et tous deux sont à la tête de gouvernements couronnés de succès.
Dans les deux cas, leur attrait va bien au-delà de leurs valeurs morales. Ils ont fait la promotion du marché libre et ont ouvert à la concurrence des parties oligarchiques de leurs économies. Une grande partie du soutien qu'ils reçoivent vient de la communauté des affaires, en particulier des petites entreprises. Tous deux sont largement favorables à l'occident (dans le cas de la Turquie, pro-OTAN) en politique étrangère. En fait, bizarrement, la théorie du complot la plus commune qu'on entend de la part des gauchistes dans le monde arabe, est que les islamistes sont des marionnettes des Américains.
Koert Debeuf, un employé des euro-libéraux basés au Caire, fait le rapprochement entre les frères musulmans et les républicains américains. Le parallèle est sot, ce qui a en partie pour intention, je pense, d'insulter ledit parti républicain. Néanmoins, il y a pire ambition que de vouloir encourager les frères musulmans à ressembler au parti républicain, c'est-à-dire un parti dont les électeurs sont en général religieux, mais sans vouloir un État clérical.
Je n'ai aucune idée de ce que seront les effets à long terme du printemps arabe. On ne peut pas insister trop sur le fait que chaque pays est différent. Les perspectives pour la Tunisie me semblent plus brillantes que pour l’Égypte, et celles pour l’Égypte plus que celles pour la Libye. Une chose, cependant, est incontestable : tous ces pays gagneraient au développement de partis musulmans grand public, sur le modèle marocain ou turc.
Il n'y a pas grand chose que des acteurs extérieurs puissent faire pour aider à ce développement. Mais une contribution que les conservateurs en particulier peuvent apporter est de travailler avec les partis de droite de la région. Il n'y a pas grand monde qui réagisse bien quand un étranger lui dit ce qu'il faut faire. Mais nous apprenons souvent d'exemples au-delà de nos frontières, et les conservateurs occidentaux sont bien placés pour démontrer la différence entre une politique fondée sur des valeurs et un gouvernement ecclésiastique.
Vous pouvez être certains que le fil de commentaires qui va suivre va être rempli d'invectives furieuses comme quoi il n'existe rien de tel qu'un islam démocratique, et comme quoi je veux ramener les Janissaires aux portes de Vienne. Un nombre surprenant de personnes passent leurs journées à rechercher sur le web des articles contenant le mot "musulman", pour pouvoir commencer à troller.
Paradoxalement, ceux qui font leur la ligne selon laquelle l'islam est incompatible avec la démocratie pluraliste renforcent l'argument des allumés jihadistes. Rien n'a plus de chance de pousser les musulmans vers l’extrémisme que de s'entendre répéter qu'ils veulent renverser la société. Ces affirmations, comme je l'ai dit, ont une tendance à être auto-réalisatrices.
---
Sur le web
Lire aussi : 7 raisons pour les musulmans de voter libertarien.