Sans doute, est-ce l’un des livres les plus sidérants jamais écrits… L’un des plus renversants que l’Orient nous a légué. L'écho lointain, miraculeusement préservé, du raffinement et de la poésie d’un Bagdad depuis longtemps oublié. C’est une réponse sans appel à notre quotidien le plus barbare. C’est d'Abou-Moutahbar al-Azdî, cet extraordinaire amoureux des mots, et de la manière dont ils s’enchainent, dans Vingt-Quatre heures de la vie d’une canaille (Ed. Phébus). La superbe traduction est de René R. Khawam. Un extrait, ici, pour vous faire saliver :
Mais ma mémoire me joue des tours ... Que ne m'avez-vous présenté, tout à l'heure, de ces autres chefs-d'œuvre savoureux seuls à même de combler le désir des âmes chamelles... je veux parler de ces ragoûts d'agneau et de chevreau où n'entre que la chair la mieux engraissée, et que l'on relève, à son goût, de cannelle, de macis, d'extrait de raisins secs, de jus de grenade... Pour dire le vrai, un seul de ces plats me suffit: un sauté de queue d'agneau barbarin d'âge tendre, qui se trémousse dans sa graisse, et dont la sauce vient tout juste d'être liée au lait caillé! Mais on peut remplacer la queue par des noix de côtelettes sans que le plat perde de sa douceur de caractère, de sa délicatesse de sentiment... Je ne me suis pas appesanti sur le détail de la recette; sachez simplement qu'y entrent l'huile légère, le galanga, le concentré de poireau à la syrienne, le girofle, la cannelle, le musc, le vinaigre encore... Sachez enfin qu'il s'accompagne à l'occasion de ces fines rissoles qui sont pour moi comme autant de ramilles printanières. Ah ! j'allais encore passer sous silence deux ou trois merveilles: sautés de viande aux oignons et aux œufs, qui sont régal de prince, fricassée de crêtes de coq, boulettes de viande au hachis d'oignons, poulet au vinaigre à la casserole... Et cette merveille d'entre les merveilles qui a pour nom « L'inspirateur de l'Amitié ». Et ce ragoût encore, le plus parfumé qui soit, dont la sauce accueille jus de raisin et jus de mûres!... Mais revenons à la suite: pourquoi ne nous serviriez-vous pas, à présent, une petite gelée de raisiné à l'eau de rose, ou au camphre, un joli flan nappé de caramel de dattes, ou tout simplement de miel - une pincée de sucre candi tamisé par-dessus! Ou un farci aux amandes à la rose, pourvu que le feuilleté soit parfait (c'est-à-dire aussi fin que la pâte d'amandes sera riche), et pourvu que l'huile de friture soit elle-même de l'huile d'amande! Ah, cette gomme liquide qui déjà me fond en la bouche! Je ne dédaigne pas pour cela le gâteau khalifal, lui aussi aux amandes, parfumé au musc ct qui croque sous la dent, ni l'aman dine des Abbassides, ni le gâteau de lait de blé au miel roulé dans la chapelure, ni le flan safrané piqué d'amandes frites dans leur huile (elles brillent sous mes yeux comme étoiles au firmament, comme coquillages sur la grève!). Ni le gâteau de miel juste tiré du four. Ni la gelée d'amandes, ni celle de coquelicots, ni la gelée sèche de l'Ahwâz, ni le trois-quarts au miel, ni la friandise d'al-Mansoûr, si renommée à Baghdâd, ni le gâteau des Barmécides (dattes et miel). Ni les chaussons au beurre copieusement arrosés d'eau de rose. Le tout, il va de soi, présenté dans des jattes de cristal, dans des compotiers de bois tourné, dans des coupelles de métal émaillé, dans des assiettes de Chine finement décorées...