TUNISIE/ÉGYPTE - Un laboratoire exemplaire ?

Publié le 07 février 2013 par Pierrepiccinin

Tunisie/Égypte - Un laboratoire exemplaire ? (Les Cahiers de l'Orient 109, printemps 2013)

  

photo © Pierre Piccinin da Prata (Tunis - place de la Kasbah - février 2011)

Conviendrait-il de conclure que, au mieux, le « Printemps arabe » se résumerait désormais aux cas tunisien et égyptien ?

Le « Printemps arabe », en effet, ne semble pas vouloir tenir ses promesses ou, plus exactement, celles des nombreux observateurs euphoriques qui ont cru déceler, dans cette « vague révolutionnaire déferlant sur tout le monde arabe, du Maroc aux portes de l’Iran », l’émergence soudaine et généralisée d’une société civile suffisamment forte pour transformer politiquement l’Afrique du nord et le Moyen-Orient, en renversant des régimes dictatoriaux et en imposant des règles sociales et économiques nouvelles.

Quelques erreurs d’approche, d’abord, ont faussé l’analyse et produit cette expression-même de « Printemps arabe », qui résume à elle seule la distorsion existant entre les conclusions des commentateurs et la réalité du terrain ou, plus justement dit, « des » terrains : la passion générée par cet ensemble d’événements spectaculaires et l’emballement naïf qui en a résulté ; les comparaisons incongrues avec des épisodes de l’histoire européenne en apparence similaires (la Révolution française de 1789 ou le « Printemps des peuples » de 1848), qui ont conduit à l’application de schémas et de grilles d’analyse complètement inadéquats, produisant de ces révoltes arabes une image déformée et une interprétation prospective qui est désormais invalidée par les événements ; l’explication mono-causale de ces « révolutions », alors que les États concernés présentent des modes de fonctionnement politiques, socio-économiques, mais communautaires et religieux également, très divers, qui ont démultiplié les raisons et les configurations de la contestation ; l’erreur sémantique, qui a généré la confusion entre « révolte » et « révolution » ; et l’attrait de l’actualité, aussi, qui a nié la perspective des mouvements de contestation, dont la plupart ne sont pas nouveaux, mais existent depuis les années 1980’ et ont reçu depuis trente ans des réponses identiques à celles qui leur ont été données aujourd’hui, au Maroc, par exemple, en Algérie ou en Jordanie. Rappelons aussi que, des vingt-deux États membres de la Ligue arabe, seulement six pays sont concernés par ce « Printemps ». Enfin, la question se pose de savoir ce qui a motivé les jeunesses arabes : leur révolte avait-elle pour objectif la démocratie ou bien s’est-il agi d’une frustration au regard du pouvoir de consommer de l’Occident ?

Un an après l’étincelle tunisienne, le bilan n’est donc pas celui qui avait été annoncé : en Libye comme au Yémen, au-delà de la contestation civile et des velléités démocratiques, c’est une configuration très spécifique qui s’est rapidement faite jour, fonction de la structure sociopolitique tribale et clanique de ces deux États : le colonel Mouammar Kadhafi et le président yéménite Ali Abdallah Saleh ont tous deux dû faire face aux soulèvements de chefs de clan, de pouvoirs secondaires décentralisés, et d’éléphants du régime qui ont estimé leur heure arrivée, lesquels ont fini par supplanter la révolte populaire dont ils avaient saisi l’occasion pour se manifester. Dans les deux cas, la conjoncture s’est complexifiée davantage encore du fait, d’une part, de l’intervention de l’Arabie saoudite et du Conseil de Coopération du Golfe, au Yémen, et de l’ingérence franco-britannique, soutenue par les États-Unis et l’OTAN, en Libye, mais aussi de l’Algérie, du Tchad et du Nigéria, favorables à Tripoli, tandis que le Qatar, entre autres, approvisionnait les rebelles en armement lourd ; et, d’autre part, de l’apparition de filières de combat islamistes, dont le nombre s’est rapidement révélé, en Libye surtout, d’une importance qui a surpris les belligérants eux-mêmes, au point de provoquer la panique au sein du CNT, comme nous avions pu le constater lors de notre observation à Benghazi, en août 2011.

Au Bahreïn, la seule monarchie du Golfe persique qui a connu une protestation civile réellement non-violente et d’envergure suffisante pour inquiéter le régime, la répression armée ordonnée par le gouvernement, assisté par des troupes saoudiennes envoyées en renfort et couvert par un blanc-seing tacite états-unien, a presque réussi à museler la contestation. Le Sultanat d’Oman a également connu des troubles, rapidement réprimés. Outre l’Arabie saoudite, le Qatar a également pris parti contre la contestation, et pas uniquement au Bahreïn.

En Syrie, la situation a connu de nombreux soubresauts.

L’opposition s’était divisée dès l’origine du mouvement, du fait d’une conjoncture particulièrement complexe, du patchwork communautaire, ethnique et confessionnel qui structure la population : la contestation pacifique initiée par divers éléments de la société civile s’était rapidement essoufflée, face à des soulèvements parfois violents, comme à Jisr al-Shugur ou à Homs, face aussi à l’opposition islamiste.

Dans un premier temps, le régime a bénéficié du soutien des minorités, notamment des Alaouites, bien sûr, mais aussi d’une forte majorité des Chrétiens, qui craignaient l’essor du courant islamiste radical, et encore d’une large partie de la bourgeoisie sunnite, laquelle se félicitait des mesures économiques promues par Bashar al-Assad depuis 2000.

La couverture médiatique désastreuse des événements avait ainsi très largement exagéré l’ampleur de la contestation.

Depuis le scrutin de mai 2012, cependant, et les promesses trahies du président al-Assad, qui avait jusqu’alors surfé sur le péril islamiste et la peur de la guerre civile, s’engageant à mener le pays à des élections libres, annonciatrices d’une démocratisation rapide, la plupart de ses soutiens ont abandonné le régime ; et, partout en Syrie, villes et villages se sont insurgés.

Toutefois, les révolutionnaires syriens sont peu à peu noyés dans le sang : fort des soutiens russe et chinois au Conseil de sécurité de l’ONU, mais aussi de l’inertie des démocraties occidentales –dont il faudra bien, un jour, expliquer les raisons-, le gouvernement de Bashar al-Assad réprime militairement son peuple, sans plus aucune modération.

Ailleurs, en Jordanie, au Maroc, en Algérie, une répression « modérée », assortie de vagues promesses de réformes, a eu raison de mouvements de contestation dont l’ampleur n’a pas été celle de la « vague révolutionnaire » annoncée.

Ainsi, seules exceptions au tableau, la Tunisie, peut-être, et l’Égypte, en apparence...

L’objet de notre propos est de cerner les processus qui sont nés de la révolte dans ces deux pays, d’en comprendre et disséquer les évolutions respectives depuis janvier-février 2011 et de tenter d’établir si un modèle théorique pourrait résulter de ces deux cas, applicable ou non aux autres États arabes.

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[Photo : entretien avec le Président Moncef Marzouki - Palais de Carthage (Tunis)]

En Tunisie, comme en Egypte, l’enjeu principal qui a suivi les troubles et la chute du chef de l’État consiste en la réforme de la constitution et l’ouverture du pouvoir à l’opposition.

Composé pour l’essentiel, jusqu’aux élections qui ont eu lieu en octobre 2011, des ministres choisis par Mohamed Gannouchi, l’ancien premier ministre de Ben Ali, le gouvernement provisoire s’est employé à orienter les réformes en faveur du maintien des prérogatives de l’establishment politique et financier.

Ce gouvernement a toutefois subi plusieurs remaniements, depuis l’exil en Arabie saoudite du président Ben Ali, le 14 janvier 2011.

Et l’historique de ces remaniements est riche d’enseignements sur la manière dont la « révolte » a été gérée par les autorités. Il convient donc de s’y arrêter, pour comprendre la manière dont la « révolution » a été en partie enrayée, le cas tunisien, outre qu’il fut le déclencheur de ce « Printemps arabe », étant aussi, sur ce plan, le plus complexe à disséquer.

Le premier ministre Mohamed Gannouchi avait, dans un premier temps, espéré maintenir en place l’ensemble de l’appareil politique, tablant sur le fait que le départ du chef de l’État aurait constitué un exutoire suffisant à la révolte populaire ; il avait ainsi annoncé « la vacance de la présidence » et assuré lui-même l’intérim, le temps que le Conseil constitutionnel, en vertu la Constitution en vigueur, désignât comme successeur le président du parlement, Fouad Mebazaa, fidèle du régime ayant occupé de hautes fonctions durant toute l’ère benaliste. Ce dernier, constitutionnellement toujours, recevait la charge d’organiser des élections présidentielles dans les soixante jours.

En outre, dès le vendredi 14 janvier au soir, l’état d’urgence avait été proclamé, sous le prétexte que des « pillards » semaient le chaos dans la plupart des grandes villes du pays et que la « priorité absolue » du gouvernement devait être le rétablissement de l’ordre public. En conséquence, l’armée, dont le commandement, depuis le début des événements, s’était officiellement engagé à défendre le peuple, y compris contre la police du régime, et s’était dès lors attiré la sympathie populaire, a, sans difficulté, repris la maîtrise de la rue, encadrant étroitement les manifestations et empêchant tout débordement, sécurisant les lieux du pouvoir.

Il apparaît clairement que le parti benaliste au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), a ambitionné à ce moment-là de conserver intacte l’ensemble des institutions et d’opérer un simple changement à la tête de l’État.

Si une partie des contestataires avait déjà été satisfaite par le départ du président Ben Ali, laquelle a déserté la rue, la manœuvre n’a cependant pas réussi à duper une large fraction d’une population tunisienne très éduquée, qui a dès lors poursuivi son mouvement, revendiquant une nouvelle constitution et des élections présidentielles et législatives et exigeant le départ de tous les ministres issus du RCD.

À l’occasion de ces manifestations, les intentions du commandement militaire sont apparues sous un jour moins idéal, l’armée intervenant régulièrement pour disperser la foule, violemment parfois et en coordination avec la police.

Le premier ministre Gannouchi s’est essayé alors à une deuxième manœuvre, le 19 janvier, par un effet d’annonce du remaniement du gouvernement, de l’ouverture à l’opposition et de la démission du RCD de tous les ministres en exercice. En fait d’ouverture, seulement trois ministères furent concédés : l’enseignement, le développement régional et la santé. Et seule l’opposition officielle, « autorisée » sous la présidence de Ben Ali, fut invitée à participer.

Cette deuxième manœuvre fut également un échec : les membres de l’opposition qui avaient été désignés pour un portefeuille (sans avoir même été préalablement contactés) ont démissionné dans les heures qui ont suivi leur nomination et les manifestations se sont poursuivies.

Le 25 janvier, Mohamed Gannouchi présenta un gouvernement dont seuls neuf des anciens ministres conservaient leur portefeuille et annonça la révision de la constitution. Cette troisième manœuvre réussit : bien que la plupart des nouveaux ministres fussent issus des rangs de l’establishment benaliste (anciens hauts fonctionnaires, diplomates ou financiers liés au régime, seconds couteaux du RCD), inconnus du grand public, ils furent acceptés par les manifestants (Mohamed Gannouchi, qui restait seul contesté, démissionna lui-même, le 27 février, mettant ainsi un terme aux derniers mouvements de protestation de masse susceptibles de menacer le régime ; il a été remplacé par Béji Caïd Essebsi, ancien président de la chambre des députés, donc lui aussi benaliste confirmé).

  photo © Pierre Piccinin da Prata (Tunis - avenue Bourguiba - février 2011)

Ce dernier remaniement, le 25 janvier, fut accompagné du discours du commandant en chef de l’armée, le général Rachid Amar, qui s’est adressé directement aux manifestants, dévoilant un peu plus encore le jeu de l’armée : jouant sur les divisions qui avaient commencé à naître au sein de la population (des manifestations pour la reprise du travail se sont heurtées à celles qui exigeaient la démission du gouvernement), le général Amar a demandé à tous les manifestants de rentrer chez eux, leur garantissant que l’armée défendrait le processus de démocratisation du pays.

Si quelques changements bénins ont eu lieu ensuite, c’est cette équipe-là qui a gouverné la Tunisie, cette équipe dont le ministre des affaires étrangères, Ahmed Ounaës, en déplacement auprès de la Commission européenne, le 2 février, avait déclaré : « le renversement de Ben Ali n'a rien à voir avec une révolution. (...) Ce régime fut une simple parenthèse despotique, mais qui a su apporter la modernisation de l'économie et faire passer la Tunisie du socialisme au libéralisme », propos qui ont entraîné sa démission le 13 février.

Fait notable également, la police politique du régime benaliste n’a pas été démantelée et a continué de surveiller et d’inquiéter les anciens opposants. « Le dictateur est parti, la dictature est toujours en place. »

Ce gouvernement provisoire, au sein duquel les ballets et tours de passe-passe ont réussi a maintenir une majorité d’anciens membres du RCD, a tenté, principalement, de hâter au maximum l’élection de « l’Assemblée nationale constituante », en charge de rédiger une nouvelle constitution, avant des élections législatives et présidentielles, et ce de sorte à couper l’herbe sous le pied de l’opposition en ne lui laissant pas le temps de s’organiser en vue de ces élections et en misant sur l’impatience de la population.

A ce stade des événements, l’establishment benaliste semblait avoir réussi à garder la main et la révolution apparaissait compromise.

Toutefois, parallèlement au gouvernement provisoire, à l’initiative de l’opposition, qui, en Tunisie, a su trouver quelques terrains d’entente et regrouper ses forces (dans un premier temps en tout cas), a été constituée, dès le mois de mars 2011, une « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique », organe autoproclamé rassemblant des représentants de différentes formations politiques d’opposition et d’organisations syndicales, professionnelles et régionales.

Le gouvernement provisoire a tenté de s’opposer à cette assemblée, mais n’a pas pu empêcher la création de cette instance, qui, bien que critiquée pour s’être érigée en parlement sans aucune légitimité électorale, représentait les Tunisiens de manière assez rationnelle et complète.

C’est en cela que la Tunisie a peut-être réussi sa « révolution », en remplaçant et court-circuitant les institutions de l’ancien régime.

Cette Haute Instance a ainsi émis un certain nombre de décrets lois visant à organiser les élections de l’Assemblée constituante en toute indépendance du gouvernement provisoire qui s’est vu privé du contrôle de l’élection. Elle a notamment décrété la création d’une « Instance supérieure indépendante pour les élections » (ISIE), chargée de superviser les élections, en lieu et place du ministère de l’intérieur : ce second acte révolutionnaire a éloigné davantage encore le processus électoral de l’influence du gouvernement provisoire.

Elle a aussi décrété que la plupart des membres du RCD ayant occupé des fonctions officielles et les personnes ayant soutenu la candidature de Ben Ali aux élections prévues en 2014 ne pouvaient pas être candidats aux élections.

En outre, initialement prévue le 24 juillet, l’élection de l’Assemblée nationale constituante avait été reportée en octobre 2011, par décret de la Haute instance, mesure qui a donné du temps à l’opposition, à l’encontre des intentions du gouvernement provisoire.

Par contre, la Haute Instance a admis le principe d’un scrutin proportionnel, selon la méthode des plus forts restes.

Aussi, l’opposition traditionnelle n’a pas réussi à surmonter ses divisions ; chacun a préféré tenter sa chance en présentant des listes concurrentes : le Parti démocrate progressiste (PDP) de Ahmed Nejib Chebbi et Maya Jribi, formation historique, n’a pas même obtenu 20 sièges sur les 217 à pourvoir ; le mouvement Ettajdid de Ahmed Brahim, parti centriste, et le Parti communiste des Ouvriers de Tunisie de Hamma Hammami n’ont pas réussi à percer et n’ont recueilli que quelques pourcents des suffrages. Seuls le parti Ettakatol (Forum démocratique pour le Travail et les Libertés) de Moustafa Ben aafr et le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, partis de centre-gauche, s’en sont moins mal sortis, avec un peu plus de 9% des voix pour le premier et près de 14% pour l’autre.

Ces divisions et la dispersion des moyens ont donc affaibli l’opposition, dont les scores électoraux ont déçu les leaders rentrés d’exil.

A l’exception, toutefois, du parti Ennahdha de Rached Ghannouchi, dont la campagne, lancée avant la date officielle déjà, en violation de la réglementation édictée par l’ISIE, a suscité de nombreuses protestations.

Les militants islamistes ont en effet utilisé les mosquées et les universités, où il n’a pas été possible d’exercer un contrôle. Ils ont parcouru les provinces avec des camions frigorifiques, distribuant des denrées alimentaires ; ils ont payés les frais de mariages, des factures d’électricité, épongé des dettes, offert de l’électroménager… Tout un ensemble de cadeaux financés par un mouvement qui, brimé sous Ben Ali, était exsangue et encore sans ressource quelques mois avant la campagne électorale. La question est donc aussi de savoir quelle a été l’origine des fonds qui ont alimenté cette onéreuse campagne. Diverses sources rencontrées sur le terrain ont évoqué le Qatar et l’Arabie saoudite.

Ennahdha aurait aussi passé des accords avec des mouvements salafistes, qui se sont très tôt manifestés, surtout dans le sud, violemment parfois, en attaquant des commerces d’alcool par exemple ; et dont l’ampleur n’a cessé de croître par la suite…

Les vainqueurs de ces élections ont donc bien été les islamistes d’Ennahdha, d’une part, qui ont remporté plus de 40% des voix exprimées et dominent largement le gouvernement de transition proclamé par l’Assemblée ; ils contrôlent aussi les débats pour l’élaboration de la nouvelle constitution (si la régularité de leur campagne est discutée, ils bénéficient en revanche de la légitimité que leur confère l'élection au scrutin proportionnel -un scrutin majoritaire leur aurait certainement donné une majorité absolue ; qu’est-il donc advenu du miracle de cette « jeunesse Facebook », que l’on disait tellement « moderne » et « occidentalisée » ?).

Au terme de négociations assez courtes, Ennahdha a trouvé un accord avec le CPR et Ettakatol, le 18 novembre 2011, pour la formation d’une majorité à l’Assemblée constituante et d’un nouveau gouvernement provisoire : Moncef Marzouki a obtenu la présidence de la république, Moustafa Ben Jaafar, la présidence de l’Assemblée et Hamadi Jebali, le secrétaire général d’Ennahdha, le poste de premier ministre. De vives tensions sont toutefois d’emblée apparues au sein de la coalition, principalement entre le CPR, qui entend exercer une présidence active, et Ennahdha, qui espérait cantonner Moncef Marzouki à un rôle représentatif et mener seul la politique gouvernementale.

Mais, d’autre part, à côté de ces partis de l’opposition historique, sont apparues plus d’une centaine d’autres formations (il en existait seulement huit avant la révolution), une constellation qui a vu le jour à l’annonce de l’élection, dont quelques-unes seulement avaient choisi de se coaliser et dont il est bien difficile de discerner les objectifs et l’origine : plus de 10.000 candidats pour les 217 sièges de l’Assemblée constituante ; 1.635 listes déposées, presque 1.500 retenues, réparties sur seulement 33 circonscriptions, dont 146 listes pour les 18 sièges réservés aux Tunisiens de l’étranger.

Cette pléthore de candidats (45% des listes ont été présentées par des candidats indépendants), la plupart sans aucune formation ni expérience, inconnus des électeurs et sans programme clairement établi, a provoqué le trouble d’un électorat dès lors incapable de se positionner. Il fallait présenter des listes fermées avec un nombre de candidats correspondant au nombre des sièges à pourvoir. De plus, la parité homme/femme a été imposée. Beaucoup de candidats étaient dès lors des bouche-trous, surtout parmi les candidates…

D’où le taux de participation relativement faible, contrairement à ce qui a été prétendu par l’ISIE, qui avait lancé des chiffres de 80 à 90% de participation, chiffres repris par toute la presse internationale et aujourd’hui encore omniprésents. En effet, il faut ici tordre le cou à un canard, concernant ces « premières élections libres » en Tunisie : les chiffres produits, annonçant une participation de plus de 70%, doivent être bien compris ; il s’agit de 70% des inscrits, et non de la totalité des citoyens tunisiens ayant le droit de vote. Ainsi, si on avait pu constater un certain engouement de la population lors de l’inscription sur les listes d’électeurs, par la suite, en revanche, beaucoup moins de personnes se sont déplacées pour se rendre aux urnes. En réalité, la participation au vote a à peine dépassé les 50% (il faut donc également ramener à sa juste proportion la victoire d’Ennahdha, qui n’a, en définitive, mobilisé qu’une vingtaine de pourcents de la totalité de l’électorat tunisien).

D’où, aussi, le report des voix sur le parti religieux et, dans les petites agglomérations, les votes de proximité, en faveur des figures locales connues, issues de l’ancien régime.

En effet, nombre de ces nouvelles formations ont masqué le retour en lice des tenants de l’ancien régime et laissent aujourd’hui planer le doute sur l’avenir du projet de constitution : si plusieurs d’entre eux ont pu être identifiés, il est à ce stade impossible de préciser combien des candidats indépendants élus à l’Assemblée constituante collaborent avec les réseaux benalistes toujours puissants en Tunisie.

C’est le cas du parti créé par le riche homme d’affaire Hechmi Haadmi, la Pétition populaire, qui peut clairement être identifié comme issu de l’establishment de l’ancien régime (la Pétition populaire a obtenu entre 8 et 12% des voix, 25 sièges, dont 6 lui ont initialement été retirés par l’ISIE au motif d’irrégularités dans le financement de sa campagne).

La tournure des négociations sur le projet de constitution, actuellement en partie dans l’impasse (les élections, prévues en mars 2013, pourraient ainsi être reportées), permettra de déterminer si oui ou non l’Assemblée constituante tunisienne se compose majoritairement, pour une part, des élus du parti islamiste Ennahdha et, comme certains le redoutent, pour une autre part, d’anciens sympathisants du RCD, qui pourraient profiter des brèches ouvertes par les dissensions plus que visibles au sein de la très fragile coalition gouvernementale qui les exclut pour le moment.

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[Photo : entretien avec Mohamed al-Katatmy - Quartier général des Frères musulmans (Le Caire)]

Inspirée des événements de Tunisie, la révolte égyptienne n’a cependant pas bénéficié du soutien et du suivi d’une population aussi éduquée et au fait du fonctionnement des mécanismes institutionnels : en définitive, la raison du coup de colère égyptien, ce fut peu de « jeunesse Facebook », mais beaucoup de misère. La « révolution » égyptienne n’a pas été animée par une idéologie révolutionnaire ; la population demandait autre chose : la croissance économique et le « welfare ».

La manipulation politique fut donc bien plus aisée et rapidement mise en œuvre qu’en Tunisie. Les relations entre les autorités militaires égyptiennes et Washington ne se sont jamais interrompues, ni non plus le financement de l’armée par les États-Unis : comme Ben Ali, Moubarak s’est trouvé confronté à un soulèvement populaire ingérable ; mais, en Égypte, il y avait une solution…

En Égypte, où l’armée a adopté la même attitude qu’en Tunisie, l’équipe gouvernementale laissée par le président Moubarak (démissionnaire le 11 février 2011), mainte fois remaniée, mais toujours en interne et sous le contrôle du Conseil suprême des Forces armées (CSFA), a sans attendre ordonné la rédaction d’une « déclaration constitutionnelle » sensée servir de constitution à l’Égypte durant une période de transition d’un an environ (il s’est surtout agi d’un toilettage de l’ancienne constitution, et les seules modifications sensibles ont concerné la loi sur les partis et la loi électorale).

La tâche en avait été confiée à un comité restreint « d’experts », nommés par ce gouvernement provisoire et constitué presqu’uniquement d’anciens moubarakistes, avec, en termes d’opposition crédible, le seul concours des Frères musulmans, seule formation politique effectivement structurée et susceptible d’être représentée.

Le texte de cette « déclaration constitutionnelle » attribuait temporairement au CSFA à la fois le pouvoir exécutif et, dans les faits, le pouvoir législatif : c’était le CSFA qui nommait et révoquait les ministres et représentait l’État dans les relations internationales (art. 56), et ce pour toute la période transitoire, c’est-à-dire jusqu’à la complète élection du parlement et celle du président (art. 61). Ainsi, même après l’élection de « l’Assemblée du peuple », première des deux chambres du parlement, le CSFA a conservé ses prérogatives exécutives ; et ce fut encore le cas après l’élection de la seconde chambre, le « Conseil consultatif » (le « Conseil de la Choura », le Sénat égyptien, chambre haute du Parlement, au pouvoir limité), qui a lieu fin janvier 2012. De même, c’est le CSFA qui était à l’origine des projets de lois soumis à l’Assemblée, avec en outre un droit de veto sur les décisions de l’Assemblée ; et c’est le CSFA qui convoquait l’Assemblée et ajournait ses sessions (art. 57); il avait aussi, seul, le contrôle du budget. Enfin, le CSFA s’était vu investi également d’une dimension judiciaire : il détenait le pouvoir d’amnistie et le droit de grâce.

Une « Assemblée provisoire » (Assemblée constituante) de cent membres devait ensuite être élue lors d’une session commune des deux chambres du parlement, avec pour tâche de rédiger la nouvelle constitution (art. 60).

Sous l’égide du maréchal Mohamed Hussein Tantaoui, président du CSFA et, constitutionnellement, chef de l’État par intérim, ce texte ainsi élaboré a été tout aussi rapidement soumis à un referendum, le 19 mars, moins de six semaines après la démission d’Hosni Moubarak : les Égyptiens, encore sous le coup du départ de Moubarak et confiants dans la « révolution », ont massivement soutenu ce texte et l’ont approuvé par 77 % des votes. C’est donc, en Égypte, tout le contraire d’un 1789 : peu de troubles, pas de période de dictature exaltée, mais la stabilité.

Les Frères musulmans, qui ont trouvé un terrain d’entente avec le pouvoir et négocièrent également avec le gouvernement états-unien, ont appelé à soutenir ce texte, qui fait de la charia la base dont doivent s’inspirer la future constitution et le droit égyptiens. Les Frères musulmans, en effet, sont avant tout intéressés par l’islamisation de la société ; il n'est pas question pour eux de remettre en cause ni l’orientation libérale du système économique égyptien, ni les traités passés avec les Etats-Unis, ni non plus la paix avec Israël (paradoxalement à certains discours officiels, Israël se réjouit donc de ce que les Frères aient pris le dessus dans la mêlée de l'opposition).

Les premières élections législatives (élection de l’Assemblée du peuple, qui a eu lieu en deux tours, fin novembre - début décembre et mi-janvier) ont ensuite immédiatement été annoncées, c’est-à-dire, elles aussi, sans attendre que l’opposition qui s’était faite entendre dans la rue ait pu se constituer en partis organisés.

C'est précisément sur ce point que maints observateur commettent une erreur : certains ont craint que l’ancienne équipe gouvernementale eût voulu conserver le pouvoir le plus longtemps possible, alors que, précisément, son objectif était de hâter les élections au maximum pour empêcher l'opposition de se structurer (en Tunisie, tous les leaders de l’opposition s’étaient entendus et avaient exigé le report des élections le plus tard possible).

Par contre, les Frères musulmans (Parti de la Liberté et de la Justice), qui, bien qu’interdits sous Moubarak, disposent depuis les années 2000’ d’un vaste réseau clientéliste fondé sur l’aide sociale, s’étaient d’emblée déclarés prêts à participer à des élections, qu’ils ont remportées avec près de 47% des suffrages.

Lors des premières manifestations, en janvier 2011, les Frères musulmans n’avaient pas donné de consigne à leurs membres, qui ont pu participer à la contestation (seules les femmes avaient reçu l’interdiction de manifester). Le 28 janvier, ensuite, le « Vendredi de la Colère », les Frères ont appelé à manifester, partout dans le pays. Ce sont eux qui ont emmené leur base des campagnes dans les villes de province et ont permis des manifestations massives. Ils ont dès lors fait la preuve de leur capacité à mobiliser et se sont imposé comme les principaux rivaux du régime. D’autre part, le mouvement a su mettre en œuvre une stratégie de reprise en main des jeunes Frères musulmans, aux préoccupations plus sociales et progressistes. Leurs leaders ont été exclus du mouvement, de même que les cadres intermédiaires qui leur avaient emboîté le pas et étaient entrés en conflit avec la hiérarchie. Cette mesure a évité le schisme : le mouvement n’a pas implosé, comme on aurait pu l’envisager, et seulement quelques centaines de membres ont rejoint la dissidence, qui a constitué plusieurs partis dont les scores ont été insignifiants.

  photo © Pierre Piccinin da Prata (Le Caire - place Tahrir - février 2011)

De même qu’un « nouveau » parti, produit de la reconversion déjà réalisée d’anciens cadres du Parti national démocrate (PND - le parti du président Moubarak, sacrifié, quant à lui, avec plusieurs de ses proches, et soumis à la justice égyptienne) : le Parti des Égyptiens libres, fondé et financé par de riches entrepreneurs et hommes d’affaires, autour du milliardaire chrétien Nagib Sawiris, notamment propriétaire de la société de téléphonie Mobinil, dont la fortune colossale s’est édifiée sous la protection du président Moubarak.

Le Parti des Égyptiens libres, à la tête d’une coalition de formations libérales, a mis en œuvre une stratégie habile dans les circonscriptions où l’élection se déroulait au scrutin uninominal : très larges, les circonscriptions ne pouvaient être remportées par des candidats peu connus. Seuls des personnalités d’envergure pouvaient y avoir leur chance. Ce qui a d’emblée mis les petites formations en difficulté. Aussi, le Parti des Égyptiens libres a organisé ses meetings en mettant en avant des notables locaux, quartier par quartier, qui ont servi de tremplins aux candidats du parti. Même s’il n’a pas connu un succès comparable à celui des islamistes, cette tactique lui a assez bien réussi.

Également en lice pour le pouvoir, le Wafd, parti laïque de centre-gauche, dont les résultats ont été meilleurs que ceux du Bloc égyptien.

Contrairement au cas tunisien, le processus qui s’est mis en place en Égypte n’a été que fort peu contesté : la manœuvre, grossière, qu’avait vainement tentée Mohamed Ghannouchi le 14 janvier, à savoir l’éviction de la tête de l’État et son remplacement par un des dinosaures du régime, et ce dans le cadre de la constitution en vigueur sous la dictature, a par contre été une réussite totale, en Égypte, et avec l’appui des Frères musulmans.

La myriade de petits partis qui se sont constitués en Égypte (plus d’une cinquantaine), comme en Tunisie, n’avaient ainsi que peu de chance de percer, d’autant moins que la loi électorale égyptienne organise le scrutin sur base d’un système proportionnel pour un tiers seulement des districts électoraux de chacun des 27 gouvernorats que compte le pays, les deux autres tiers étant soumis à un scrutin uninominal. Le nombre de ces petits partis et la dispersion des votes ont donc eu pour effet de réduire encore leur chance face aux formations plus importantes. Pas même la gauche, principalement trotskiste et nassérienne, qui a mené campagne sur le mécontentement social, n’a réussi à s’imposer, n’étant pas parvenue à surmonter ses divisions et à présenter des listes communes pour rassembler son électorat.

Les grands exclus du paysage partisan ont été les jeunes : certains des jeunes gens qui avaient manifesté sur la place Tahrir et constitué le fer de lance de la révolte se sont organisés en associations et ont présenté des listes, mais elles ont souvent été refusées. La déclaration constitutionnelle de mars avait certes modifié la loi sur les partis en transférant le pouvoir d’approbation des partis à une commission composée de magistrats indépendants issus du judiciaire, alors qu’il était auparavant du ressort d’une assemblée désignée par l’exécutif. Mais, l’appareil judiciaire n’ayant pas été réformé, cette mesure doit elle aussi être rangée au nombre des manœuvres de diversion qui ont permis au système de se perpétuer sous des apparences nouvelles.

Quelques milliers de ces jeunes de la place Tahrir sont donc revenus occuper les lieux, durant les jours qui ont précédés le premier tour du scrutin, les 28 et 29 novembre. Ils ont réclamé le départ du gouvernement, qui a démissionné pour un énième tour de chaises musicales, le retrait du pouvoir de l’armée et le report des élections, pour permettre à un gouvernement civil d’en prendre le contrôle et à l’opposition de s’organiser. Ce coup de colère a tourné au pugilat avec les forces de l’ordre, qui ont ouvert le feu sur les émeutiers. L’armée, forte de la légitimité que lui avait conférée le référendum du 19 mars, n’a pas cédé à la rue et a poursuivi le processus enclenché.

Le referendum du 19 mars n’a semble-t-il pas connu de fraudes notables, selon le rapport de la « Coalition égyptienne pour l’observation des élections », composée d’observateurs de l’Organisation égyptienne pour les Droits de l’Homme, de l’Institut Andalus pour les Études de la tolérance et de la Non-violence et du Centre égyptien pour les droits des Femmes.

Autre aspect de l’Égypte électorale post-moubarakiste, la quasi-absence de femmes parmi les candidats. La féminisation de la vie politique égyptienne, tant attendue après les manifestations de janvier où l’on avait vu s’affirmer des milliers de femmes, n’a donc pas eu lieu. Les Frères musulmans de la tendance traditionnaliste, qui refusent qu’un Chrétien ou qu’une femme accède à la présidence, n’ont pas connu d’opposition sur ce point.

En Égypte, il apparaît donc qu’un processus de restauration s’est amorcé : les tenants de l’ancien régime, au prix d’importantes concessions à la mouvance islamiste, ont tenté de rétablir le statu quo.

L’élection de l’Assemblée du peuple, qui restera en fonction pour une période de cinq ans, devait donc se jouer, pour l’essentiel, entre les deux grands partis connus, fortement financés (les pratiques qui consistent à acheter les votes n’ont pas disparu) et médiatisés et bénéficiant déjà d’une assise militante que les autres formations n’ont pas eu le temps de construire : le Parti de la Liberté et de la Justice, les Frères musulmans, et le Parti des Égyptiens libres. Et la coalition semblait évidente.

Cependant, une surprise de taille, qu’aucun observateur n’avait envisagée, a compliqué la donne : la percée du parti salafiste, le Hezb al-Nour, arrivé en deuxième position, avec plus d’un quart des voix, qui a relégué à la troisième place le Wafd et le Parti des Égyptiens libres et sa coalition, le Bloc égyptien, à la quatrième place.

La mouvance islamiste était aussi représentée par deux petits partis, issus de la scission de l’organisation des Frères musulmans, dont le leadership ne soutien que le Parti de la Liberté et de la Justice, et deux partis animés par des prédicateurs salafistes, qui ne semblaient pas menacer l’hégémonie des deux grandes formations.

Il est difficile de tirer dans l’immédiat les conséquences que pourront avoir ces résultats électoraux (légitimés par une participation de plus de 60% de l’électorat lors de l’élection de la principale chambre du parlement, l’Assemblée du peuple).

Cela dit, les différends sont importants, entre salafistes et Frères musulmans, partisans du libéralisme économique : à l’instar du modèle turc, l’AKP, les Frères promeuvent les valeurs de l’entreprise et de la privatisation. Ils sont également partisans du respect des traités de paix israélo-arabes et favorables à la poursuite de la collaboration avec les Etats-Unis. Les salafistes sont quant à eux profondément hostiles à Israël, à l’hégémonie occidentale et à l’économie de marché, et beaucoup plus radicaux sur le plan de la dimension religieuse de l’État. Les Frères musulmans ne sont pas opposés à la séparation du civil et du religieux, dans la mesure où la législation ne serait pas en désaccord avec la loi coranique et où l’Islam serait religion d’État, ce sur quoi ils s’entendent avec le Parti des Égyptiens libres. Ils ont en outre bien compris les demandes essentiellement socio-économiques de la population égyptienne et se sont en cela démarqué des salafistes, en réorientant leur programme vers les questions de justice sociale et la politique économique, en mettant en retrait leurs revendications religieuses. Leur vision de la société est unitariste, consensuelle ; il s’agit pour eux de préserver « l’ouma », en évitant les conflits sociaux, en « encadrant », et non pas en « défendant » les milieux ouvriers. Face aux salafistes, les Frères musulmans comptent sur l’appui de l’Occident, qui voit en eux une barrière contre les risques de dérives socialistes de la « révolution ».

En outre, le conservatisme des Frères musulmans en a fait le parti de l’ordre, ce qui n’a pas échappé aux militaires : même si les Frères et l’armée interagissent dans un rapport de force, tous deux savent ne pas pouvoir l’emporter sur l’autre. Ainsi, en décembre 2011, lorsque les Frères ont fait mine d’amorcer un rapprochement avec les salafistes, le CSFA a réagi en décrétant des prérogatives supra-constitutionnelles par lesquelles il s’attribuait le droit de désigner 80% de la future Assemblée constituante. Les Frères ont répondu en remobilisant la rue, augmentant la pression sur le CSFA. Ce dernier a bien compris le message et, si la question n’est pas encore réglée, les négociations vont bon train, qui laisseraient les Frères musulmans dominer l’Assemblée constituante et décider de la nature de l’État, avec, en contrepartie, le respect par les Frères de la constitution du 19 mars, laquelle s’est révélée n’avoir été qu’une feuille de route concertée entre les Frères musulmans et l’armée.

L’armée a également obtenu le maintien du statu quo quant à l’opacité de ses sources de financement et de la gestion de son budget.

Toutefois, l’éviction du maréchal Tantaoui, en août 2012, mis à la retraite forcée par le président Mohamed Morsi (élu en juin 2012 et, sans surprise, issu de la formation des Frères musulmans) a semblé sonner le glas pour cette entente. En réalité, le leadership des Frères s’était accordé avec une large faction des officiers supérieurs à l’intérieur même du CSFA, lesquels attendaient leur tour.

En fait, la percée salafiste a remis en question le monopole islamiste des Frères musulmans, remise en question qui, en définitive, pourrait avoir renforcé l’union des Frères et de l’armée.

Le président Morsi, soutenu par le CSFA et bénéficiant d’une bonne assise parlementaire, a donc la latitude nécessaire pour gouverner. Une nouvelle preuve en est sa toute récente décision, le 22 novembre, de destituer le procureur général de la république : accusé d’avoir outrepassé ses droits et d’ingérence de l’exécutif dans les affaires du judiciaire, le président Morsi n’a cependant fait qu’appliquer la déclaration constitutionnelle de mars 2011, le président élu ayant repris à sa charge les prérogatives du président du CSFA.

Aussi, si l’opposition libérale a manifesté son mécontentement, il n’y a pas eu de réaction de l’armée, qui aurait pu se traduire par l’instauration de l’état de siège, c’est-à-dire, en termes simples, par un coup d’État militaire.

Mais l’armée ne craint pas pour ses prérogatives. Elle se sait incontournable. D’autant plus que le climat social s’est fortement dégradé depuis la chute de Moubarak : la criminalité a explosé, les violences faites aux minorités chrétiennes aussi (des dizaines de milliers de Coptes, qui représentaient 10% de la population, soit environ huit millions d’individus, ont déjà émigré ; leur situation n’est plus celle qu’elle était au moment des manifestations fraternelles sur la place Tahrir).

L’union des Frères et de l’armée semble donc avoir scellé le sort de la « révolution ».

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Le « Printemps arabe » n’a pas conduit aux changements escomptés par les mouvements de contestation et, en définitive, tandis que, en Égypte, le statu quo devrait être maintenu, sur un plan socio-économique, voire politique également, seule la Tunisie semble encore susceptible, à ce stade, de connaître peut-être une évolution vers une réelle perspective de démocratisation.

Le modèle qu’il est prospectivement possible d’extraire de l’expérience tunisienne peut toutefois difficilement s’étendre à d’autres États arabes, car il procède d’une configuration socio-économique spécifique à la Tunisie, que l’on ne rencontre pas ailleurs dans le monde arabe, dont chaque État présente ses propres caractéristiques socio-économiques et politiques, qui rendent illusoire toute ambition d’élaborer à leur intention un modèle théorique à partir d’autres cas de révolution.

Par contre, sur le long terme, il n’est pas exclu que l’évolution politique de la Tunisie, si elle échappe aux islamismes, puisse influencer la structure sociopolitique dans certaines parties du monde arabe : les fractions de population qui ont pris conscience de leur potentiel en tant qu’acteurs du théâtre politique ne manqueront certainement pas de s’organiser, de regarder vers la Tunisie et de revendiquer un accroissement de ce rôle.

Néanmoins, dans l’immédiat, les establishments des régimes contestés semblent avoir trouvé une alternative aux dictatures vieillissantes : la « démocratie sous contrôle », avec la bénédiction de l’Occident, qui reste militairement présent dans six des sept pays arabes que compte l’OPEP.

Si les États-Unis ont rapidement lâché Ben Ali et Moubarak, c’est qu’ils savaient, dans un cas comme dans l’autre, pouvoir s’appuyer sur les réseaux du pouvoir et sur l’armée, qui, en Tunisie comme en Égypte, a des relations très anciennes et très étroites avec la puissance nord-américaine, des relations que la « révolution » n’a jusqu’à présent pas remises en question.

Il serait donc présomptueux d’affirmer que les rapports de forces se seraient sensiblement modifiés sur l’échiquier nord-africain et moyen-oriental et, dans ce cadre, la Tunisie, si elle parvient à faire aboutir sa révolution, devrait être longtemps encore une figure d’exception.

Enfin, de ce que nous avons constaté sur le terrain, en Egypte comme en Tunisie, comme aussi au Maroc, en Libye, et, peut-être, en Syrie, le « Printemps arabe » pourrait bien se révéler avoir été le « printemps de l’islamisme ». Les islamistes s’affirment en effet partout ; et les exactions que commettent leurs partisans se multiplient à l’encontre de tout ce qui déroge à la tradition.

En Tunisie et en Égypte, l’attitude des partis islamistes à l’égard de ces exactions, dans les prochains mois, fera incontestablement office de test, de révélateur de leurs réelles intentions : ils sont les vainqueurs des élections et c’est à ces partis qu’il incombera de faire régner l’ordre et l’État de droit, c’est-à-dire de faire preuve d’intransigeance envers les débordements de leurs partisans et des salafistes. Une attitude laxiste de leur part ne manquerait pas de dévoiler des objectifs en complète inadéquation avec leur discours actuel (mais n’est-ce pas déjà évidemment le cas en Tunisie ?).

Quoi qu’il en soit, face à ce qui ressemble de plus en plus clairement à une « Internationale islamiste », tant deviennent évidents les liens qu’entretiennent entre elles ces différentes formations, l’AKP turc y compris, c’est peut-être avec un peu trop d’empressement que d’aucuns assertent aujourd’hui que ces dictatures arabes ne faisaient que « prétexter » le risque intégriste, pour justifier leur existence.

Lien(s) utile(s) : Les Cahiers de l'Orient

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