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L’homme de Vauclair

Par Montaigne0860

Une balle traversa les ruines. Elle venait de loin, le silence qui suivit le sifflement le terrifia deabbaye de Vauclair (nuit) longues minutes. Replié dans son abri, il crut bon de rentrer la tête, prit ses tempes à deux mains et se prit à répéter contre les branches qui le protégeaient: « Je vous en prie ! »

Il se détendit un moment, espéra que ce n’était qu’une erreur. Il y eut une longue pause. Il ne regretta pas d’être parti comme tous les ans à la même époque, se réjouit presque de la nécessité qui, après juin, le poussait à revenir quelques semaines dans la hutte sans eau ni nourriture, mangeant et buvant ce qu’il trouvait, un ruisseau suffisait, un pommier sauvage puis les premières noisettes, des châtaignes parfois, presque rien ; il ne gênait personne, avait même cette année quitté sa femme pour ne pas l’ennuyer davantage tout en poursuivant le b-a ba auprès des petits. Qui pouvait lui en vouloir ?

Les tirs recommencèrent. On l’avait bel et bien pris pour cible et il se garda de bouger, car à chaque geste une balle venue du haut du vallon passait à quelques mètres comme s’il était le gibier, comme s’il fallait qu’il meure. Alors qu’il faisait tout pour échapper au monde, on venait le débusquer. Trois jours durant, on le visa, trois longs jours où les balles sifflèrent alentour.

Ces belles semaines d’avant où il avait profité des halliers lumineux aux fonds rouge violine, son reflet dans l’eau troublée par le courant freiné des rocs et le bruit mat des pommes qui – si l’on restait longtemps au pied de l’arbre – emplissait le silence zébré des insectes insatiables et tonnait sur la terre comme pour la fracasser. Il avait tant aimé être là pour accueillir la pomme fraîchement tombée et peser de la main sur la terre, caresses et tapotements de l’homme qui se rassure. Il n’aurait pour rien au monde arraché une pomme à la branche courbée vers lui, de peur sans doute  d’en faire chuter quantité d’autres.

Puis ce furent les tirs. La première nuit, il avait erré dans les lieux qu’il croyait connaître afin de trouver à boire et à manger, s’était égaré, redescendant sans le sentir vers les vestiges de l’abbaye. Il se souviendrait toujours de ce moment : il est debout, tâtonne les piliers morts aux voûtes arrachées, tente mentalement de reconstruire le plan de l’édifice explosé au printemps de 1917, devine en pensée la disposition des piles, effleure les chapiteaux du bout des doigts, compte ses pas, dessine sur l’ombre les ogives absentes, trébuche dans la nuit noire, se relève, recommence à compter puis saisi par le nombre des verticales s’aperçoit qu’il est dans le réfectoire des moines, enfin ce qu’il en reste, s’oriente alors aisément, nord-sud, il sait, il sent qu’il lui faut faire demi-tour et qu’il doit même ne pas traîner avant le lever du jour ; pour le tireur embusqué il ferait une cible parfaite, du haut du vallon on ne voit que les ruines. Brutalement un  nuage bouge, s’efface, la pleine lune le frappe en plein visage. Tout est beau : la pierre ocre et noire, les rares ogives demeurées comme autant de bras qui se nouent sur le vide, l’océan des nuages qui fuient vers l’est, sa direction, suivre le ciel, sa hutte à deux cents pas qu’il devine dans la verdure cendrée de la nuit… et le brume fine qui monte de l’étang n’est-elle pas bleue ? Quel dommage qu’il soit seul pour ce miracle, quel dommage qu’il  ait dû partir, tout quitter, comme chaque année, comme chaque année, il le faut, je dois, car comment sinon vais-je affronter l’hiver, les manteaux, les pas, les paroles, oh surtout les paroles, les mots, non, non, ce ne sont pas les petits, eux veulent savoir, ils sont charmants et ce métier m’a élu bien plus que je ne l’ai choisi, non, l’horreur ce sont les paroles des adultes, ce prosaïsme éhonté, cette fierté de proférer, comment le supporter autrement qu’en se taisant longtemps dans la hutte, dans l’espoir ? La lune donne toujours, projecteur tout d’obstination, et je suis tellement heureux que je tends la main vers la pierre plate au centre du réfectoire des moines et me saisit du verre de lait qui brille, puis je le repose, ne prends pas la peine d’essuyer mes lèvres, m’empare de la boule de pain et la dévore à m’étouffer ; je me mords les doigts et fuis sans me retourner, contourne l’étang, retrouve ma hutte, m’endors, me réveille au premier coup de feu.

Deux jours de terreur passèrent encore, puis deux nuits douces où il revint à l’abbaye : verre de lait, pain sur la pierre plate. Un délice. Et la fuite au bord de l’aube, il retrouvait son foin, sa position recroquevillée et les balles sifflaient de nouveau.

Lorsqu’il s’éveilla au matin de ce qui allait être son quatrième jour d’épouvante, le soleil était déjà haut dans le ciel. Aucun sifflement de balle, il se demanda s’il rêvait ; la peur le quitta instantanément ; il était humide d’une longue nuit, rien ne venait, puis un bruit de bottes, des pas caoutchoutés, gras, herbes froissées, la mort arrivait, il en était sûr. Une voix enfin, grave, pesante :

« Eh là, rien à craindre ! Le Chemin des Dames est enfin revenu à la paix. »

Une forme humaine se dessina, bâton en main ; elle se dressa contre le soleil, l’habilla d’ombre :

« Votre tireur ne risque plus de vous atteindre ! Ah, ah ! »

Il rit, frappa le sol de son bâton.

« Je l’ai désarmé, puis livré à la police.

- Je ne sais… Merci, merci, je vous dois la vie !

- La vie ? De quoi parlez-vous ? Je suis ici pour les morts. Cela fait combien de temps que vous venez ici chaque été ? Je dirais dix ans.

- Dix ans, oui, à peu près. De quels morts parlez-vous ?

- Tous les matins, je célèbre la messe pour les petits de 14-18 !

- Vous habitez ici ?

- Oui.

- Je n’avais jamais remarqué.

- Il vous manque une case, cher monsieur ; vous avez beau fuir le monde, voyez comme il vous rattrape.

- Que voulez-vous dire ?

- Le tireur n’en était pas un. Elle m’a confié qu’elle était votre femme !

- …

- Ah, vous voilà bien ! Elle vous aime, elle voulait vous terrifier.

- Oui, c’est une championne de tir !

- Ben la prochaine fois épousez une championne de tennis de table, ça fera moins de dégâts.

- Je l’avais quittée au printemps.

- Voilà, voilà, on aime une femme, on la quitte par lâcheté…

- Je vous en prie !

- Écoutez ! Les curés c’est comme les écrivains, ça s’occupe des morts. Je n’ai que faire des vivants. Vous faites ce que vous voulez, mais je vous demande de ne pas importuner les morts avec vos affaires de cœur !

- Je suis libre. J’ai autant le droit que vous d’être ici !

- Pas du tout ! La nature, c’est bien pour les touristes, les enfants et les amoureux qui veulent se dégourdir les jambes, mais sinon rien de bien sérieux. Non, ce lieu est pour moi et mes morts. Le reste, le monde, les villes, c’est pour les gens comme vous.

- Excusez-moi, le lait et le pain c’était vous ?

- Évidemment !

- Merci.

- De rien. Ma religion m’oblige à porter assistance aux plus démunis. C’est mon job.

- Moi, en fait de religion, je ne crois à rien du tout.

- Je le sais. Vous êtes moderne, donc condamné à vivre au milieu de vos semblables. Dès que vous aurez dégagé d’ici je mettrai le feu à votre cabane. Dix ans que ça dure cette comédie, ras-le-bol !

- Je suis bien, ici.

- Vous n’avez pas le droit de renoncer au monde !

- Je ne peux pas rester ?

- Non. Vous avez rendue folle cette pauvre femme. Désolé, c’est votre boulot. Occupez-vous de votre championne ! Allez, au travail, espèce d’enfant attardé !

- Je vous dois la vie, mais n’en profitez pas !

- Je ne profite de rien du tout ! Les morts, mes morts, ont besoin de paix. Filez ! Vous attirez les fusils. Ne discutaillez pas. Allez ! Mes morts ont assez entendu de mitraille comme ça. N’en rajoutez pas !

- Je…

- C’est bon ! Consolez votre championne, bon sang, ôtez-lui sa carabine et remplacez la par votre poitrine velue, la vie est courte, si vous saviez ce que mes milliers de morts regrettent de n’avoir pas vécu !

- Je reconnais que c’est un peu…

- Vos affaires de cœur je n’y connais rien ! Soyez humain nom de dieu, assumez ! »

L’ermite estival se déplia, se leva, s’épousseta, salua l’homme au bâton qui lui souriait et s’en alla vers le sud par l’asphalte tremblant.


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