Autour de Comment Lire
d’Ezra Pound
Entretien avec Philippe Mikriammos, Auxeméry et Yves di Manno
Poezibao propose ici un entretien croisé, à partir de trois points de l’ouvrage Comment lire d’Ezra Pound et cela dans le cadre de la parution imminente de la nouvelle édition, largement revue et corrigé des Cantos, chez Flammarion, (sous la direction d’Yves di Manno).
Lors de la parution de Comment
lire*, Poezibao a cerné trois
grandes questions et a proposé à trois spécialistes de l’écrivain d’en débattre
point par point.
Voici ces trois questions :
•La première porte sur un véritable programme de lecture à l’usage des
étudiants proposé par Pound ;
•La seconde sur les trois articulations selon lesquelles il envisage la poésie (melopoeia,
phanopoeia, logopoeia) ;
•La troisième enfin porte sur la traduction.
Ces trois questions ont été posées à trois connaisseurs de l’œuvre de Pound :
au traducteur de Comment lire, Philippe Mikriammos, à l’éditeur et
traducteur de Pound, Yves di Manno
et à un autre traducteur du poète américain, Auxeméry.
Les questions feront chacune l’objet d’un article distinct.
*Ezra Pound, Comment lire, traduction
de Philippe Mikriammos, Guillaume de Roux, 2012, €
Autour de Comment Lire
d’Ezra Pound
1. Un curieux programme de lecture
avec Philippe Mikriammos, Auxeméry et Yves di Manno
Poezibao : Ezra Pound dans son livre Comment lire (How
to read est paru en 1931 à Londres), propose une sorte de programme de lecture
idéal pour former des esprits capables de discernement par rapport aux livres
(p. 55 – Lire ce programme ici).
Que pensez-vous de ce programme ? L’adopteriez-vous tel qu’il est ?
L’amenderiez-vous en supprimant certains auteurs, en en ajoutant d’autres…).
Quelle est la portée de cette liste ?
Philippe
Mikriammos : On gagne à replacer le programme que propose Comment lire dans l'ensemble poundien. Pound
aspirait à devenir professeur. Son excentricité native lui rendit impossible
une telle carrière. Mais cela eut pour conséquence d'aiguiser chez lui un désir
pédagogique, qui se répandra sur la plus grande partie de sa vie et de son œuvre,
dès son inaugural The Spirit of Romance
(dont on remarque que la page de titre de l'E.O. -- 1910 -- porte la mention de
son diplôme, "Ezra Pound, M. A.", "Master of Arts").
Faute de pouvoir dispenser son savoir depuis une chaire universitaire, et en
attendant de le faire au microfono romano,
Pound a, à la fin des années 1920, l'idée bien poundienne d'une "Ezuversity" (contraction d'Ezra et
University), ce qui veut simplement dire qu'il accueille à Rapallo les jeunes
gens qui souhaitent apprendre auprès de lui. Louis Zukofsky, George Oppen,
Basil Bunting, et James Laughlin, son futur éditeur américain, passeront par
là.
Comment lire est un peu le manuel de
base de l'Ezuversity. Pound – et le lecteur intéressé – complèteront avec A B C de la lecture (1934), que son auteur qualifie carrément de
"school book", et La Kulture en
abrégé (Guide do Kulchur, 1938).
(Bibliographie : Esprit des
littératures romanes, traduit par Pierre Alien, Christian Bourgois, 1966,
1985, A B C de la lecture, traduit par Denis Roche, réédité par
Bartillat, 2011, La Kulture en abrégé,
traduit par Yves di Manno, La Différence, 1992
Yves di Manno : Il faut bien
sûr replacer le programme de lecture qu’Ezra Pound imagine pour un étudiant
« éclairé » dans son contexte historique : c’est-à-dire en
tenant compte des conceptions littéraires qui avaient cours dans le monde
anglo-saxon au début du XXe siècle ; mais aussi – et surtout – des
objectifs que Pound assignait à la poésie en vue de sa survie, ou de sa
rédemption. Sa liste vise ainsi en premier lieu à l’élargissement du seul
héritage anglais et des humanités classiques telles qu’on les entendait à
l’époque – et dont il propose un « élagage » assez spectaculaire… A
contrario, l’insertion de Confucius, des troubadours provençaux et même de
Villon était plutôt inattendue dans un tel contexte, sans parler de l’axe
impeccable (et toujours actuel) de la lignée poétique française du XIXe, résumée
à travers trois noms : Gautier, Corbière, Rimbaud. L’ensemble de ce
programme étant conçu comme un vaccin (c’est le terme employé) voire comme un
antidote, pour lutter contre la sclérose et l’incompétence qui régnaient selon
lui dans les universités américaines.
Il va de soi que personne, pas plus aujourd’hui qu’hier, ne pourrait s’en tenir
à un tel condensé, ni même utiliser ces armes dans le sens voulu par Pound avec
la même efficacité que lui (qui s’est concrètement appuyé sur ces textes pour
édifier son œuvre). Ce qu’il faut conserver à mon sens de ce panthéon
éminemment personnel, c’est l’esprit plutôt que la lettre. L’idée qu’il
convient d’abord de déblayer le terrain, de dépoussiérer les rayons et de mettre
l’accent sur des œuvres de premier plan (ou de première nécessité) ;
d’établir ensuite à travers un petit nombre d’ouvrages un axe de travail ET de
réflexion, dans un but clairement défini ; de replacer enfin – et c’est
peut-être l’essentiel – la lecture dans une dynamique active, aussi importante
que l’écriture elle-même : la préparant et y participant. À chacun donc
dans cette perspective d’inventer son programme, de l’illustrer et de le
défendre comme il l’entend.
N’empêche… Il était assez jubilatoire – et extrêmement stimulant – de découvrir
Comment lire et les autres pamphlets poétiques de Pound au début des années
1970, comme ce fut mon cas : cela constituait un bon antidote, pour le
coup, contre les niaiseries du moment… Et obligeait à entreprendre son propre
travail d’exploration, en replaçant la poésie au centre, plutôt que d’entériner
sa prétendue mort annoncée…
Auxeméry : Il serait absurde de
reprendre tel quel, de nos jours, un programme de cet ordre, les choses ont
évidemment changé : entendons par choses,
l’ensemble composite des conditions historiques. Mais on peut assurément en
établir une variation… Pound écrivait entre les deux guerres, et en disant
« les deux guerres » de nos jours, nous nous exemptons de la menace
permanente de la destruction par la flamboyante merveille atomique, par
exemple, mais nous avons bien d’autres sujets de satisfaction de l’instinct de
mort ! Nous, nous sommes précisément d’au-delà de toutes les
catastrophes : celles-ci sont plus qu’en cours, comme on sait ; les
guerres extérieures se font cyniquement au nom de la préservation de ressources
énergétiques essentielles à notre mode de vie surprotégé ; et nous sommes
entrés depuis longtemps maintenant – depuis l’époque où la voix de Pound
commençait en fait à nous parvenir vraiment ici, i-e depuis la fin de ce que
nous avons nommé les « 30 Glorieuses » – nous barbotons dorénavant
dans l’ère de la survie parée des oripeaux de la fée technologie (variation hard
sur la superstition du progrès),
assistée des co-fées de la communication (la prolifération tumorale
du bavardage, la promotion de l’arnaque sous toutes ses formes, et le contrôle
des consciences) et de l’économie de
marché (la surexploitation de la détresse, couplée à l’idolâtrie du
profit), de sorte que toute prétendue « civilisation » devrait se
consacrer, pour avoir une chance de dépasser le stade de la stagnation
définitive avant disparition totale où il semble qu’elle soit en train de
mariner, à l’examen sévère de ces plaies-là…
Pound écrivait en un temps de misère, entre des massacres où les nations se
complaisaient, et il venait chercher dans cette Europe mal en point les idéaux
capables selon lui de donner à son pays un semblant de compétence en matière
d’intelligence, car son pays n’avait pas encore acquis de titres supérieurs
dans cet ordre-là, à son goût, et il n’avait pas tout à fait tort sur ce point,
tout en proposant des remèdes singuliers : Jefferson allait se marier, par de
curieuses manipulations dialectiques, chez lui, avec Mussolini, héritier d’une virtú hors d’âge, sanctifiée par les
maximes confucéennes, et épaulée par une volonté de combattre l’usure, source de toute décomposition.
Nous, nous vivons un temps de misère bien plus étonnant encore : nous sommes
désormais Européens consacrés par des traités, citoyens d’une Europe dont le
mal-être est tous les jours sensible ; elle a la rage d’être ce qu’elle
est, notre Europe : elle est la maîtresse illusion, elle prêche l’amitié
entre les entités très anciennement issues de l’Empire Romain, elle a le sens
des symboles car elle s’est signée à
Rome, justement, mais l’équilibre entre cousins francs et germains n’a pas
encore prouvé que sa pérennité était assurée, les vieilles coutumes de
niaiserie et de méfiance perdurent sous les sourires glacés des clichés
officiels ; et les satellites foisonnent, et l’isolement miteusement
splendide du navire britannique au sein de l’Union fait bouffonnement tache.
Bref, le tour d’horizon offre d’autres nuances pour nous actuellement – nous
Européens, et surtout, il faut bien le dire, Français amateurs de poésie
américaine – que pour Pound en son temps – Américain exilé par détestation du
cynisme politique et du conformisme intellectuel et moral de sa
« nation ».
Ce que je retiens de la relecture de Comment
lire, 40 ans après la première lecture dans les Cahiers de l’Herne, c’est
1, la nécessité d’une méthode (le titre, déjà, n’est pas une question, mais
l’expression d’une affirmation), et 2, la volonté de désigner des voies d’approche,
qui laisse précisément ouvert le
programme proposé.
De quoi s’agit-il ? De résoudre un problème pratique, pour quiconque tient
à prendre au sérieux la littérature, laquelle se caractérise par la notable
quantité de sens qu’elle véhicule : Pound utilise la métaphore
énergétique, la haute littérature, dit-il, est éminemment « chargée »
de sens…. De traiter, au bout du compte, de l’efficacité souhaitable du langage
poétique, qui est celui qui est le plus vecteur de cette énergie-là. De viser
un usage de la parole poétique qui ne soit pas la reproduction de conformismes
acquis, devenus immobilismes, au nombre desquels on pourrait très bien de nos
jours mettre une certaine perpétuation de réflexes « modernistes »,
comme si le fait de se situer dans la
ligne des avant-gardes était le gage d’une installation à demeure dans le
mouvement perpétuel – très bel oxymore comportemental.
Corollaire poundien : la parole poétique s’inscrit nécessairement dans
l’histoire. Et elle a été portée par des êtres dont les contributions à la
perfection de la forme la mieux apte à porter le sens « au plus haut
degré » sont d’intensité variable, la caractéristique la plus importante
aux yeux de Pound pour que la langue soit réellement efficace étant la
« clarté », condition première de la possibilité de
l’« émotion » : « Dans la description des mouvements du
“cœur humain”, la durabilité de l’écriture dépend de son exactitude. » Il
convient donc, pour peu que l’on tienne toujours à marquer la langue d’une
empreinte personnelle déterminante, de savoir où aller puiser chez les auteurs,
quelles qualités attendre d’eux, savoir viser à l’essentiel des
« découvertes », i-e des moyens de parvenir à la clarté de la langue,
que tel ou tel, dans son ordre de compétence, a mis en œuvre. Pound établit
donc un classement et propose un programme de lectures, qui a pour but de
guider la recherche de l’efficacité. Il distingue en un premier temps entre les
classes d’auteurs, ne retenant que ceux qu’ils nomment les
« inventeurs » et les « maîtres » pour véritables agents de
transmission de l’énergie.
Ici, je fais une parenthèse, je reviens dans le temps. L’Américain Pound est là
dans la lignée d’un Whitman, pour partie. Celui-là, dans ses Perspectives démocratiques, écrites lors
de la reconstruction au lendemain de la Guerre Civile, exprimait le souci de
voir enfin se développer une langue qui soit la marque du génie de la
« nation » ; il constatait l’effroyable inculture de ses
contemporains ; il disait un but, à savoir que la « démocratie »
de son jeune pays fût la porteuse du sens
universel, précisément, et que sa littérature devînt, historiquement, l’égale
des grandes littératures du passé et de l’Ancien Monde ; il fallait selon
lui que les poètes de l’avenir, dans le Nouveau Monde, se donnent donc, pour
l’avenir, les moyens d’égaler leurs anciens : Homère, « les bardes
sacrés des Juifs », Eschyle, Juvénal, Shakespeare… Les noms qu’il mettait
en avant étaient ceux d’orateurs, au
sens le plus large d’artisans puissants de la parole poétique destinée à
assurer une plus grande conscience des enjeux de l’existence, par une écoute attentive de leurs œuvres :
des hommes qui, en quelque sorte, mettaient en scène la langue de façon à en
garantir la portée – deux hommes de théâtre, les rédacteurs de la Bible sur la
même plan qu’Homère, l’éducateur de la Grèce, un grand esprit satirique animé
d’un souffle… On voit le décalage opéré par Pound, qui ne retient pas pour
première vertu, celle de la déclamation : il cherche également des
« pédagogues » (le terme sera celui d’Olson) de haute tenue, mais son
tri se façonne 1/ au fil des siècles selon le cours historique, sans articuler
son argumentation sur quelques « grands » noms admirables, où le
« génie » se reconnaitrait immédiatement comme reproductible, en quelque sorte, et 2/ dans le champ le plus vaste
d’études, dans l’optique d’une universalité que Whitman ne se donnait pas les
moyens de concevoir, préoccupé qu’il était par la promotion de la nation en
marche vers son futur de gloire indiscutable …Autre point : Whitman ne
parle pas de la pratique de la traduction, il n’a en vue que la gymnastique de
sa langue : il compare en effet le grand littérateur à un
« gymnaste », et il lui faut des combattants qui soient des
« points de ralliement » pour l’avancée vers un avenir national
assuré de ses assises ; Pound fait reposer son système d’éducation sur
cette pratique, qui dépasse par définition les frontières. Lire est d’abord
s’ouvrir à tout ce qui n’est pas soi, afin de s’enrichir, et non pour
s’exporter, voilà son credo. Et il me semble que si l’on veut établir à nouveau
un programme de lecture, il ne faut pas perdre de vue cette clé-là.
Revenons à la question initiale. Nous, Français amateurs de poésie américaine,
ne pouvons ignorer Pound, parce que nous voyons en lui un esprit qui, parmi un
certain nombre d’errements aisément notables, a au moins cette vertu, de
plaider pour une universalité de la culture, sous toutes les formes visant à
l’efficacité maximale dans la transmission de l’énergie de vivre et du sens, et
non selon la possibilité de transmission des valeurs de la
« démocratie » whitmanienne considérée comme la réalisation de
l’Esprit hégélien dans l’histoire – l’universalité chez Whitman, c’est la
volonté d’exportation de la Constitution des États à la planète entière ;
chez Pound, c’est l’application de principes beaucoup plus larges, mais
ciblés : on discutera évidemment de la pertinence du choix de Confucius,
ou des représentants de la virtú,
pour s’opposer à la « décadence » américaine ; Pound a au moins
le mérite de brasser une matière bien plus raisonnée
que Whitman, qui joue quasiment exclusivement sur le registre rhétorique – avec
tous les correctifs qu’on peut apporter à la rationalisation poundienne,
souvent expéditive ou confuse, mais orientée, c’est le moins qu’on puisse dire,
par autre chose que la défense et illustration de la seule américanité(1) S’il
faut maintenant établir quelques variations sur le programme qu’il propose,
disons que puisqu’il met en tête de sa liste finale Confucius, il serait
peut-être bienséant d’y adjoindre tous les autres penseurs ou poètes de langue
chinoise : le gouvernement des hommes et l’administration des choses ont
reçu en Chine, dans le cours de l’histoire,
une multitude de solutions diverses, qui sont devenues des réalités de la pensée. Apprendre le
chinois ? Tant qu’on veut ! Le japonais, aussi ? Bien sûr… Quand
Pound écrivait Comment lire, les
relations entre son pays et le Japon n’étaient évidemment pas ce qu’elles sont
devenues après Hiroshima, qui marque l’entrée dans une ère nouvelle, pour le
monde entier. Le Dit du Genji a
autant à nous apprendre qu’Au bord de
l’eau.
Tant que nous y sommes, un point sur lequel Pound ne dit pas grand-chose dans Comment lire : il avait une
prédilection pour la poésie « provençale ». Il développe dans La Kulture en abrégé et ailleurs.
Parfait. Si l’on sait que certains tropes, certains modes d’exposition,
certaines formes, tels ou tels courants souterrains de pensée, dans la poésie
d’Oc, viennent de l’Orient, tournons-nous aussi de ce côté-là : par
exemple, qui ignore un Hâfêz ignore tout un pan du bonheur permanent d’une
langue souveraine, d’une exacte réussite formelle ! Pound lui-même savait
déjà la grandeur d’un Omar Khayam, et par une excellente traduction anglaise,
toujours admirable… Un Henri Corbin chez nous, commentateur de la pensée
iranienne, peut très bien entrer dans le cursus des lectures nécessaires à
l’acquisition du bagage permettant une navigation au large (Olson en savait les
éminentes qualités).
Quant aux classiques de la latinité et de l’hellénisme, tout ce qu’on voudra…
Les études classiques ont été massacrées dans les programmes de l’enseignement
officiel, de nos jours, dans la croyance en la supériorité de la pensée dite
« scientifique » sur la littérature, c’est-à-dire au progrès par la
récitation des formules de comportement orienté vers la réalisation de
performances purement techniques – pure et simple plaidoyer pour
l’abrutissement, et preuve de perte de goût et d’intelligence. Pound cite, chez
les Latins, Ovide, Catulle, Properce, et leurs traducteurs en langue anglaise.
Songeons à ceci, qui est le signe d’une vigueur toujours possible de ce
surgeon : chez Zukofsky, disciple poundien, nous assistons à une
intéressante rencontre, la fréquentation du texte latin conjointe à l’écoute de
Bach donnant un Catullus, où
traduction se fait à la fois transmission de sens (mais on peut discuter ce
point, le réseau signifiant étant élidé au profit de la matérialité du texte)
et translitération à caractère lyrique (mais où le « je » se perd et
se recrée dans une sorte d’effet de miroir oblique)(2) Homère, et ses
traducteurs, pour la langue grecque, sont forcément cités par Pound, et il n’y
aucune raison de ne pas souscrire. Deux choses, quant au grec : nous
Français avons le choix, par exemple, entre la traduction de l’Odyssée par Bérard (en songeant
d’ailleurs que Bérard a été, pour l’Américain Olson, encore lui, essentiel dans
l’élaboration de sa façon de concevoir la liaison entre poème et histoire) et
nous avons la version Jaccottet, dont les vertus sont tout autres (là, le
rythme même de la parole transcrite porte le sens de façon beaucoup plus
claire, peut-être, telle que le souhaitait Pound, même si on ne peut certes pas
dire que Jaccottet se situe dans une optique poundienne, bien sûr). Mais
pensons également que la langue grecque a eu une histoire elle-même singulière,
tributaire des aléas de l’histoire politique, et que de très forts personnages
l’ont portée à incandescence, que ce soit l’initiateur de la modernité,
Cornaros, l’auteur de l’Erotokritos
(dont nous avons l’admirable version de Davreu) ou les Cavafy, Elytis, Séféris,
pour ne citer que trois noms – et par parenthèse, celui d’un curieux, et
puissant, auteur de Cantos, et d’une Odyssée d’après retour à Ithaque, Kazantzakis,
très loin apparemment des préoccupations d’un Pound et de ses disciples,
quoique… !
Dante : pour Pound, évidemment, une borne
incontournable (il ajoute Cavalcanti, pour l’apport formel). Et qui pose encore
des défis à la traduction. Et donc, le type même du lieu commun de la
réflexion, quant à l’usage et à la formation même de la langue, quant à la
structure d’un « poème long » (terme à présent générique, pour
désigner une spécialité américaine),
quant au rapport du contenu et de la forme.
Le cas Flaubert, pour finir. Ce nom a pris chez Pound un caractère
emblématique, au point de rejeter, par « iconoclasme » déclaré, la
fréquentation assidue de Shakespeare par exemple à « une bonne
cinquantaine d’années » au même titre que celle du vaudou… Shakespeare
cependant, qu’Olson (toujours lui, et attaché justement à la langue en tant que
marqueur d’identité) tenait pour le sourcier initial dont un Melville a été
l’héritier au Nouveau Monde : Moby
Dick est peut-être le poème dramatique incontestable de l’Amérique, celui
où l’allégorie (nous touchons à la métaphysique) rejoint le réalisme le plus
informé (la baleine est l’être vivant que l’ère industrielle a surexploité avec
méthode et cruauté, jusqu’à quasi-extinction). Flaubert donc, comme modèle de travailleur de la langue, d’artisan du
verbe efficace. Oui, on peut conserver ça. Lui adjoindre qui ? Personne,
ou qui vous voudrez, dans le même ordre de recherche de densité. Prenez une
page de Flaubert et creusez, décortiquez la syntaxe, vous aurez toujours de quoi, comme on dit. Je remarque que
Pound ajoute, dans Comment lire, une
pincée de l’histoire de la pensée de la Renaissance. Il songeait sans doute à
quelques Italiens. Machiavel vaut Flaubert, pour la clarté, en effet. Mais
Machiavel est traité plus précisément dans La
Kulture en abrégé.
Le programme de lecture de Pound ? Un livret d’études, selon son goût,
selon les fins que lui-même recherchait, mais aussi à valeur constante. La
fioriture n’était pas son fort. Qui pourrait le lui reprocher ? – Les
surréalistes, chez nous, notaient
(comme à l’école de la Troisième République) les littérateurs dignes ou non
d’un culte particulier dans leur panthéon. Pound ne note pas, il désigne, dans une perspective pratique
d’adéquation d’une forme à un contenu, et dans un souci d’insertion du poème à faire, dans le mouvement de
l’histoire.
Notes Auxeméry : (1)La Kulture en abrégé (La Diffréence,
1992) se perd souvent dans l’anecdote, c’est un fait : le raisonnement
poundien en tire à la fois et sa saveur et sa faculté d’irritation. On peut
considérer ce traité comme l’extension du Comment
lire.
(2) Nous avons-nous-mêmes tenté l’aventure, par sympathie ! Cf. le numéro
47 de la revue Poésie 93 : De la traduction, en tant qu’exercice
d’interprétation musicale.
[à suivre]