Contrairement à ce qu’on va partout répétant, la cyberculture ne mobilise guère. Être, en effet, l’ami Facebook du Président des États-Unis ou le
Bref, vous êtes devenu esclave, heureux, par ailleurs, que des multinationales vendent des jobs pour vous à l’État censé vous représenter et vous protéger, parfois à des coûts prohibitifs, en termes de subventions ou de crédits d’impôt. Vous aimez l’ordre qui vous rassasie, vous donne les gadgets prétendument communicationnels sans lesquels vous ne pourriez plus vivre, et vous permet de vous faire aller la rate au Grand rire du Québec ou devant d’autres spectacles tout aussi prédigérés.
Tout baigne, le consensus règne. Comme il se doit à l’ère informatique : « par défaut ».
L’optimisme fonctionnaire
J’assistais l’autre jour à des présentations données par des fonctionnaires du Conseil des Arts et Lettres du Québec à propos du « défi numérique » qu’il s’agirait de relever si l’on ne veut pas être jeté encore tout vif dans les poubelles de l’histoire. Ils ne parlaient pas d’histoire, c’est vrai, car ils sont au courant, ils savent que nous sommes désormais dans la posthistoire, c’est-à-dire un néant amnésique censé marquer la fin des illusions, mais aussi l’impossibilité désormais de changer quoi que ce soit au monde ; ils ne parlaient pas de l’histoire et de ses poubelles, mais ils utilisaient les métaphores courantes du train, du bateau ou du coche à ne pas manquer.
S’il est un argument qui m’énerve au plus haut point, c’est bien celui-là. Il positionne celui qui s’en sert comme un de ces suiveux dont justement l’histoire est pleine et qui n’ont d’autre idée de direction que celle qu’ils perçoivent comme indiquant le sens du vent. Ils me rappellent le terrible (mais ô combien réjouissant !) mot de Stendhal : « À vouloir vivre avec son temps, on meurt avec son époque. » Ils s’offrent, en plus, le luxe d’être des prophètes du constat, puisque, comme la plupart des « futurologues », ils peignent le futur aux couleurs du présent. Dame ! Ils ont trouvé les couleurs au magasin du coin ! Car le futur s’y achète, des noms de grands magasins sont là pour nous le rappeler.
Dans le cas du numérique, en plus, ils font preuve d’une naïveté qui est loin de les honorer. À les entendre, en effet, nul artiste ne saurait aujourd’hui se passer des effets et de l’interactivité qu’il permet. Comme si l’art, comme n’importe quelle pratique, ne se pouvait concevoir qu’unanime et passant obligatoirement par les mêmes seuils, les mêmes pratiques, les mêmes tics.
L’admiration programmée
Les multiples jouissances instantanées que procure la cyberculture sont comme les extases momentanées de la drogue, une étincelle de bonheur dans la nuit noire d’un désespoir tranquille. Une toute-puissance virtuelle dans une impuissance quasi totale. Un flash instantané et tôt éteint, tel parfois le beurre dans la poêle, comme le veut l’expression anglaise.
Lautréamont, s’attaquant aux grands noms du Romantisme, parlait de « grandes têtes molles. » Il nous faudrait plutôt, quant à nous, en finir avec les grandes têtes molles du populisme, tous ces maîtres à consommer qui nous incitent sans cesse à trouver bon ce que d’autres — mais qui ? quand ? — ont déjà goûté, aimé et bien sûr adoré. Car aimer ne suffit pas, l’enthousiasme est de rigueur. Toutes ces vessies que gonflent les médias, nous sommes sitôt invités à les prendre pour des lanternes.
Notre rayon d’action culturelle ou artistique et l’envergure de nos choix se trouvent sans cesse limités par les décrets des porte-voix de la culture populaire qui n’est jamais que celle du nombre qui fait boule de neige et emporte tout dans sa course.
Peut-être en matière culturelle devrions-nous savoir retrouver un élitisme qui ne soit plus celui des barons de la drogue consumériste, des narcotrafiquants de bonheur médiatiques ou des rois du marketing, politique ou autre. Il nous faudrait, pour cela, nous déprendre de « nos » idoles auxquelles les médias devenus tout uniment promotionnels nous invitent sans cesse à nous coller, comme des mouches sur la merde. Ma métaphore, on voudra bien le croire, n’est pas hasardée : les idoles pop ne sont jamais, en effet, que l’excrément glorifié de la société de consommation prise dans sa phase digestive.
Comme une avalanche qui nous enferme et nous étouffe.
De l’air !
Jean-Pierre Vidal