Cette
étude est exceptionnelle, à plusieurs égards.
Par son sujet d'abord: il s'agit d'un poète et essayiste singulier, qui a mené
dans la discrétion la plus constante une vie et une œuvre exemplaires.
Compagnon et parfois ami de personnalités plus connues du grand public, René
Char, Henri Michaux, Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, et d'autres, il a écrit
des textes souvent brefs, animés par une exigence à la fois esthétique (un
temps) et surtout éthique, dont la lecture ne peut laisser indifférent. Il a
créé et animé une remarquable revue, "Port des Singes", qui se
distingue d'autres publications analogues par sa qualité à la fois poétique et
existentielle.
Par sa brièveté ensuite: il est très rare de se trouver face à un ouvrage de
203 pages, qui présente la lecture et l’interprétation d’une œuvre poétique
dans son ensemble. Aucune redondance, pas de bavardage, pas de phrases
inutiles, tout vise à l'essentiel, c'est rare dans ce "genre". Cette
brièveté produit une lecture d'une exceptionnelle densité.
Par sa démarche surtout. On a là une constante et admirable tension
d'écriture-pensée-sensibilité, à hauteur de son sujet, à hauteur d'être et de
poète, dans une simplicité et une modestie rares, dans un accompagnement amical
de la marche accomplie par P-A Jourdan, dans une économie singulière qui sait
se faire discrète au point de masquer la recherche minutieuse et la parfaite
connaissance des textes. Elégance et concision paraissent ici avant tout
d'ordre éthique: Elodie Meunier s'approche au plus près des inflexions, détours
et paradoxes d'une démarche, à la fois exprimée, transcrite, et existentielle.
Grâce à cette exemplaire intimité, on suit les espérances, les entraves, les
éclairs lumineux, les parts d'ombre et de doute, les leurres et les paradoxes,
en un tracé qui est à la fois chronologique (au sens de disposition
existentielle) et synthétique (tension et relâchement, saisie et dépossession, espoir
et renoncement). La lecture est tout à la
fois formelle (analysant ou plus exactement montrant le travail de
l'expression, ellipses, ruptures de phrases, scansions brutales, mots-valise…),
éthique (P-A Jourdan s'affronte à une "morale de l'expression", avec
toutes les équivoques des pouvoirs et misères du langage) et ontologique (qu'en
est-il du monde et du rapport à l'existence?). C'est une marque de fidélité à
la démarche de P-A Jourdan, et qui cherche à comprendre les raisons de son
écriture et de sa vie; je relève cette formule énigmatique et parlante:
"écoute éthique du paysage".
Si on rencontre les noms de Char, Bonnefoy, Jaccottet, Masui, Munier ou Michaux,
c'est avec Daumal à bien des égards que le lien semble le plus constant (comme
le titre "Port des singes" en témoigne) et cela indique à quel point
la vie, la démarche et l'écriture de P-A Jourdan se sont tenues dans une
"solitude essentielle", à l'envers de toute affirmation et même de
toute assertion toujours menacée de reprise, de renversement. C'est un
tremblement d'incertitude qui se tient au cœur de la vie comme une aporie
irréductible: écrire pour échapper aux mots (ce qui peut paraître absurde) et
pousse à la limite le paradoxe originel (proche en cela du koân de la tradition
t'chan ou zen) de ce vers quoi il faut faire l'effort d'aller mais qui ne peut
survenir que si l'effort s'arrête et renonce. D'où une usure, une fatigue et
même un découragement.
Ces pages denses sont exemplaires aussi par leur écriture personnelle, où la
fragmentation des séquences, les ruptures de phrases et les enchaînements
serrés traduisent l'intensité d'une pensée qui donne le sentiment de ne pas se
précéder, mais tout au contraire de se découvrir au fur et à mesure de son
élaboration. Ce que j'appellerai un presque constant bonheur d'expression
"…de validité. De rigueur. Ne pas se payer de mots". Cette exigence
dont témoignent les écrits de P-A Jourdan, Elodie Meunier y répond avec une
gravité soutenue, débarrassée des afféteries convenues et des joliesses, avec
une rare justesse d'expression. Son parcours comporte des retours, inévitables
pour accompagner une démarche en spirale de plus en plus intérieure, de plus en
plus radicalement affrontée à la mort, elle reconnaît très justement que malgré
ses efforts de proximité, il est "impossible et illégitime d'essayer
d'estimer la qualité de l'expérience intérieure", mais elle parvient à
trouver la juste distance.
[Jean-Yves Pouilloux]
Elodie Meunier, Pierre-Albert Jourdan:
l'écriture comme voie spirituelle, Editions du Cygne, 2013.