Ce numéro de la revue Terrain transporte le lecteur de la Roumanie communiste au Trégor (en passant par la Ligue du Nord italienne d’Umberto Bossi), de la poésie touareg à la poésie occitane, des guerres de Religion françaises aux conflits dans l’ex-Yougoslavie. Pour classique qu’elle soit, la problématique visant à croiser « poésie » et « politique » évite sans difficulté les écueils de la spéculation sur des essences : poésie et politique sont ici traitées en faits sociaux, elles entretiennent des relations qui varient au gré des contextes socio-historiques. Allons tout de suite à la conclusion centrale de cette recherche : les plongées dans des terrains éloignés (dans le temps ou l’espace) montrent que la poésie se met très souvent au service d’entreprises politiques, loin donc de l’idéologie de l’art pour l’art qui voit au contraire dans la politisation une honteuse trahison. Les mécanismes d’arrachement de la poésie à la politique sont donc plutôt à penser comme des exceptions.
2La poésie est d’abord politique parce qu’elle est au cœur des procesus de construction identitaire. L’usage d’une langue dessine une communauté (linguistique) qui peut servir les processus de construction des États-nations. Ainsi en Serbie : Ivan Colovic montre le rôle de la langue serbe dans l’idéologie (re) fondatrice de l’État-nation du même nom, la disparition de la Yougoslavie signifiant la délégitimation de la langue serbo-croate. Les poètes serbes sont glorifiés, en particulier les poètes populaires illettrés ignorant la valeur de la langue dont ils sont dépositaires : la langue qu’ils utilisent est l’authentique trésor caché qui fonde la nation. On assiste à un véritable « culte de la langue », celle-ci étant érigée en « église invisible ». La langue est héritée de l’histoire longue, elle a résisté à toutes les agressions, en même temps elle demeure fragile. Empruntant à l’idéologie d’un âge d’or disparu, les idéologues serbes font de la langue « un objet sacré ».
3Les exemples historiques ne manquent pas au terme desquels la langue est invoquée comme ciment de l’État-nation. Mais elle peut aussi se retourner contre les États en apparence les plus solides. Ainsi de la poésie occitane étudiée par Philippe Martel. Le combat pour « convaincre le monde littéraire français de la légitimité de l’écriture occitane » s’enrichit, dans le contexte post-68, soit un siècle après Mistral, d’une lutte menée au nom d’un « peuple en marche » victime de l’oppression coloniale. L’histoire fournira au passage quelques références (Montségur) permettant d’ériger en mythe la résistance des Occitans à cette oppression. Loin de tout esthétisme, les auteurs se pensent comme « porte-parole » et puisent dans un vocabulaire simple, celui des émotions brutes, celui surtout qu’un public large pourra comprendre. La revue Viure, « Vivre », symbolise cette démarche. Les récentes décennies voient pourtant la poésie occitane évoluer dans le sens de la dépolitisation. Les chanteurs se font payer lors des festivals folks, le cercle se referme sur un petit public d’initiés. La langue occitane n’est pas parvenue à fonctionner comme un « marqueur de connivence » élargi.
4Le choix de promouvoir une identité régionale contre l’État, et de lutter contre la langue nationale par la langue régionale, se retrouve en Italie dans le combat de la Ligue du Nord étudiée par Martina Avanza. Est-il anecdotique de noter que le leader de ce mouvement, Umberto Bossi, fut aussi à ses débuts membre d’un groupe de poètes dialectaux, puis auteur d’un dictionnaire dialectal ? L’amour de la terre natale et de sa langue est au cœur de l’idéologie de la Ligue, sur fond de révolte antifiscale et xénophobe. La description du « grand meeting de Pontida » permet à l’auteur de montrer comment il est possible de faire surgir une identité territoriale : référence à l’histoire médiévale des cités lombardes, discours exaltant les « troupes »… le tout en italien, paradoxalement « la seule langue compréhensible par toute l’assistance ». L’artificialité de cette « grande opération d’invention de la padanité » est évidente, le « sentiment d’appartenance » à la Padanie reposant ici sur trop peu de choses (un hymne national, une radio… Une telle entreprise politique parvient néanmoins à fonctionner par le jeu des gratifications symboliques qu’elle distribue. En valorisant la poésie dialectale (distribution de prix, publication dans le journal du parti), la Ligue parvient à mobiliser des personnes « de milieu populaire et sans bagage scolaire ». La prise de parole de ces « dominés », qui plus est dans un genre très valorisé (la poésie), participe alors d’un « travail de renversement du stigmate » social et territorial. Le « Nord profond » conquiert ainsi une nouvelle identité.
5La poésie est encore arme de contestation de l’ordre politique chez les Touaregs étudiés par Nadia Belalimat. Écartelés entre le Mali, le Niger, l’Algérie et la Libye, ces derniers, entre exil, chômage, et bidonvilles, ont pu trouver des porte-paroles dans des chanteurs et musiciens comme ceux du groupe Tinariwen. La notoriété de ces derniers, en particulier auprès des jeunes gens condamnés au chômage (les ishumar), s’est construite au fil de performances festives, informelles et fédératrices, puis grâce aux enregistrements sur cassettes, ces derniers permettant une diffusion sur un territoire élargi. La poésie établit ici une communication d’abord phatique, elle privilégie l’oralité et parvient ainsi à unifier son public. Dans les années 1980, le texte se fait explicitement mobilisateur et se met au service de la lutte armée. Les possesseurs de cassettes sont arrêtés au Mali. Là encore, l’évolution s’est faite dans le sens d’une récupération autant marchande que politique. La poésie devient folklore dans les grands hôtels et les festivals internationaux.
6Le contrôle et l’instrumentalisation de la poésie sont un souci constant et ancien des gouvernants. Ainsi les monarques français de la Renaissance, si on suit l’analyse de Tatiana Debbagi Baranova. Poète à ses heures, François Ier croit comme bon nombre de ses contemporains au « pouvoir régulateur de la poésie », pour peu que celle-ci contribue à l’adoucissement des mœurs et au contrôle des passions, par exemple par l’éducation des princes. Dans La franciade, Ronsard, promu poète officiel, célèbre le roi et l’esprit de conciliation. La poésie n’est pourtant jamais parfaitement instrumentalisée par la monarchie. La satire est tolérée, à condition toutefois qu’elle épargne la personne du roi. Mais surtout les guerres de Religion bouleverseront cet ordre et verront se développer une poésie polémique, critique, diffamatoire. En pleine guerre civile, elle devient arme destinée à fustiger les figures ennemies dont les noms sont ainsi connus et mémorisés. Les manuscrits circulent plus librement que les imprimés, ce sont eux qui véhiculent les critiques les plus violentes des rois.
7La capacité de la poésie à résister à toute tentative d’enrôlement politique s’observe également dans le cas des sociétés autoritaires contemporaines. Dans son article sur la Roumanie de Ceausescu, Lucia Dragomir montre à quel point les publics investis dans les spectacles de poésie et de musique organisés par le pouvoir politique en font un usage aux antipodes de l’intention propagandiste des organisateurs. Le succès du mouvement Flacara dans les années 1970-1980 ne doit rien au culte de la personnalité d’un Ceausescu abondamment mis en scène, mais au contraire à l’ambiance rock-folk qui imprègne ces spectacles. Chansons d’amour, sentiment de liberté ont davantage marqué les esprits que le culte du dictateur affublé d’une généalogie fabuleuse. L’usage de la technique de l’entretien auprès de personnes ayant participé à ces spectacles permet de dépasser les classiques analyses de contenu pour observer la réception et la construction d’une mémoire individuelle et collective. Mais on peut aussi s’interroger sur la sincérité de ces regards rétrospectifs et de cette mémoire : en plaidant la dépolitisation, les interviewés ne se libèrent-ils pas d’abord de toute compromission avec un régime délégitimé ? Ces spectacles étaient finalement marqués du sceau de l’ambigüité, à l’image de leur organisateur, le poète Paunescu, écarté par le pouvoir communiste en 1985 pour avoir pris des libertés critiques, mais également inquiété en 1989 lors de la chute du régime. L’échec de sa tentative d’entrée en politique à l’occasion de l’élection présidentielle de 1996 montre, si besoin était, que la notoriété du poète n’est pas mécaniquement convertible en capital politique.
8Ce n’est finalement qu’en renouant avec le terrain hexagonal qu’on trouve trace d’une incompatibilité entre poésie et politique. Encore l’idéologie de l’art pour l’art ne s’impose-t-elle pas également dans tous les contextes. Les poètes du Trégor interrogés par Emmanuelle Callac ont pu, dans les années 1960, penser leur pratique poétique comme une dimension forte d’un engagement régionaliste clairement situé à l’extrême-gauche. La compatibilité avec les rôles politiques les plus institutionnalisés est en revanche plus délicate : devenus élus locaux, certains de ces poètes préfèrent jouer la carte de la défense de l’identité locale plutôt que celle du militantisme partisan. C’est l’identité locale qui permet au passage d’adoucir les hiérarchies sociales, aussi bien politiques (élus vs simple citoyen) que culturelles (poète vs public).
9Quatre acquis se dégagent de cette recherche collective. C’est d’abord l’intérêt d’une approche multidimensionnelle, qui ne fuit pas l’analyse des textes poétiques, mais qui contextualise ceux-ci : conditions de production (politique, linguistique, littéraire, social), profils et trajectoires des poètes, techniques de diffusion, dispositifs de réception, mémorisation par les destinataires, etc. C’est ensuite la rappel de cette donnée centrale : lorsqu’elle célèbre une terre, et parce qu’elle mobilise une langue, la poésie participe d’une activité symbolique fortement politique : elle fait exister des communautés territorialisées. En ce sens, elle peut aussi bien conforter l’ordre étatique que l’ébranler. Mais dans tous les cas elle effectue un travail que l’on pourrait qualifier de pré-politique. Troisième conclusion : l’activité poétique peut être source de notoriété, elle suppose des compétences qui ne sont a priori pas « politiques », mais qui peuvent conférer à ceux qui les possèdent des positions sociales solides. Poète officiel ou poète engagé contestataire, l’entrée en politique des poètes est moins rare que l’on pourrait le penser. Et il permet au passage à des individus dépourvus en ressources légitimes de forcer les portes du champ politique. Enfin, demeure une ambigüité : faut-il, en écho à Norbert Élias, invoquer la dimension civilisatrice de la poésie qui participe de la civilisation des mœurs politiques ? Ou souscrire à la croyance en une force brutale et indomptable, ce « cri » dont parle Edouard Glissant ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Christian Le Bart, « Terrain, n° 41, Poésie et politique », Mots. Les langages du politique [En ligne], 74 | 2004, mis en ligne le 07 mai 2008, consulté le 04 février 2013. URL : http://mots.revues.org/5053