Beaucoup de liquidités, peu de croissance
Les gouvernements européens comptent sur une reprise mondiale en 2014 qui remettrait leurs économies à flot. C’est le contraire qui adviendra. L’année 2013 va sonner le glas de ce qu’on nomme pompeusement la « reprise » américaine. Cela propulsera la crise économique mondiale dans sa phase aiguë. La timide embellie de l’économie américaine va prendre fin. Les États-Unis vont suivre l’Europe dans la crise.
La Fed, finalement imitée par la BCE, pratique une politique de relance par la monétisation de la dette consistant à racheter toutes sortes de créances pourries, publiques et privées. Elle acquiert la moitié des bons du Trésor américain pour soutenir leurs cours. Ces injections de liquidités par surchauffe de la « planche à billets », appelées quantitative easing (QE), traduit par « assouplissement quantitatif », ont gonflé les bulles spéculatives plutôt que de relancer l’économie réelle. Jamais tant de liquidités n’avaient produit si peu de croissance du PIB. Certes les politiques de relance budgétaire et monétaire avaient mis fin à la récession américaine au milieu de l’année 2009. Mais la reprise fut anémique, avec une croissance moyenne de 2% au cours des trois dernières années. Tout la freinait : la rareté du crédit, les coupes dans les budgets de l’État fédéral et des États fédérés, la chute des prix de l’immobilier. La consommation était faible et le chômage au-dessus de 8%.
Les États-Unis champions du surendettement
À l’été 2011, les États-Unis firent une entrée fracassante sur la scène internationale du surendettement. La majorité républicaine du Congrès s’engagea dans un bras de fer avec la Maison-Blanche au sujet du relèvement du plafond légal de la dette de l’État fédéral. En attendant un compromis entre la Maison-Blanche et le Congrès, le Trésor réduisit ses versements aux caisses de retraites des fonctionnaires. Ainsi l’État fédéral put, sans augmenter son endettement net, tenir jusqu’au 2 août, date limite fixée pour un accord. Finalement la Maison-Blanche et le Congrès trouvèrent un arrangement. Mais cette bruyante dramaturgie avait attiré l’attention du monde entier sur le surendettement des États-Unis et les dissensions de leurs élites politiques. Le géant américain n’inspirait plus confiance. L’Agence Chine nouvelle, émanation du gouvernement chinois, réclama une nouvelle monnaie de réserve mondiale, plus stable et plus sûre que le dollar, pour éviter que la défaillance d’un seul pays engendre une catastrophe mondiale. Première créancière des États-Unis, la Chine s’inquiétait de la sécurité de ses actifs en dollars et de la valeur des bons du Trésor américain. « Elle détient environ 1100 milliards de la dette du gouvernement américain. Si leur valeur baisse de 1%, elle va subir immédiatement une perte de 11 milliards de dollars », expliquait Francis Lun, directeur général de la société Lycean Holdings.
Il faut aux États-Unis presque trois dollars supplémentaires d’endettement pour générer un dollar de croissance.
Fin 2012, le déficit budgétaire américain atteignit 7% du PIB, et la dette publique le plafond légal de 16394 milliards de dollars fixé en août 2011 par le Congrès. Comparons les dettes publiques américaine et européenne avec la même définition dite de « Maastricht » qui couvre l’ensemble des administrations publiques au sens des comptes nationaux : l’État, les organismes divers d’administration centrale (ODAC), les administrations publiques locales et les administrations de sécurité sociale. La dette publique américaine atteignit 98% du PIB en décembre 2012 contre une moyenne de 91,8% du PIB en zone euro.
Falaise budgétaire
Le 31 décembre 2012, une série d’allégements fiscaux et d’exonérations provisoires de taxes destinées à soutenir les classes moyennes arrivèrent à échéance, après prolongation par le président Obama en 2010 : une « falaise fiscale » de près de 600 milliards de dollars. À la même date, la dette fédérale atteignit le plafond fixé en 2011. L’État fédéral ne peut s’endetter au-delà de la limite tracée par le Congrès sous peine d’interdiction de se financer par l’emprunt, donc de mise en cessation de paiement. Un programme d’austérité cataclysmique se serait déclenché automatiquement le 2 janvier 2013 si les démocrates partisans d’une augmentation des impôts et les républicains qui inclinaient à réduire la dépense publique n’avaient pas accordé leurs violons. Au dernier moment, d’âpres négociations aboutirent à un accord a minima, voté par le Sénat et la Chambre des représentants : le taux d’imposition passa de 35% à 39,6% pour les foyers fiscaux aux revenus supérieurs à 450000 dollars par an. C’était à mi-chemin entre le refus républicain de toute hausse fiscale et la volonté démocrate d’en instituer une à partir de 250000 dollars. Mais les deux camps retardèrent de deux mois l’essentiel : les décisions sur la réduction des dépenses de l’État fédéral. Le service de la dette et les deux grands postes de l’État-providence que sont la santé et les retraites déséquilibrent de plus en plus le budget fédéral. Quant aux dépenses militaires, elles constituent plus de 40% de celles de l’ensemble du monde.
Un nouveau « mur budgétaire » se dressera début mars. Le surendettement se sera accru, la légère réforme fiscale votée en début d’année ne modifiant pas significativement la donne. Pour éviter que l’État fédéral se retrouve en cessation de paiement, le Congrès devra se résoudre à voter une nouvelle hausse du plafond de la dette. Âprement souhaitée par les républicains, la mise en place d’un programme d’austérité semble inéluctable. Celui-ci aura un effet récessif sur l’économie. Le surendettement croissant et la récession provoqueront une hausse des taux d’intérêt que la Fed a réussi jusque-là à contenir en rachetant la moitié des bons du Trésor américain. Mais la Fed (dont le QE3 n’a agi que pendant quelques semaines) envisage de réduire fortement ses achats de dette publique américaine. En ce cas, les taux d’intérêt monteraient pour attirer les investisseurs, enclenchant une récession et une augmentation de la dette. Aucune de ces stratégies n’empêchera l’économie américaine d’entrer à nouveau en récession, dans un contexte de ralentissement international.
Le surendettement de l’État fédéral est sur la sellette. Mais d’autres bulles de dettes publiques explosent aussi : celles des États fédérés et des collectivités locales. Et des bulles de dettes privées se désintègrent également, comme celle des étudiants. L’édifice de la dette américaine s’écroule. De l’éboulis sortiront violences et émeutes. Les grandes banques ne résisteront pas au choc. « To big to fall » ne sera plus de mise : les géants tomberont, les petits grandiront.
Thrombose monétaire
Confrontée à l’opposition du mouvement Tea Party au sein du parti républicain et, désormais, à celle de pays comme la Chine, la Fed ne peut plus s’adonner à une impression massive de dollars. Elle est à bout de munitions. L’inefficacité de ses politiques de relance monétaire se traduit par la faible « vitesse de circulation de la monnaie » ou « vélocité monétaire ». Ce concept se comprend ainsi : un client dépense de l’argent chez un commerçant ; celui-ci utilise aussitôt cet argent pour passer une nouvelle commande auprès d’un fournisseur ; ce dernier affecte tout de suite la somme reçue au paiement du salaire de son employé ; lequel court faire ses emplettes chez un autre commerçant ; et ainsi de suite. Cette chaîne d’activités forme le PIB. Aux États-Unis, la « vélocité monétaire » est à son plus bas niveau depuis 50 ans et elle continue à descendre rapidement. Au lieu d’irriguer l’économie réelle, les masses de dollars crées par la Fed sont en grande partie immobilisées dans les réserves des banques en une sorte de thrombose monétaire. C’est pourquoi les fleuves de dollars injectés par la Fed depuis 2008 n’ont pas généré beaucoup d’inflation.
Pour l’instant les actions font exception. Leur cours élevé est interprétée, à tord, comme un signe de bonne santé économique. En fait, les banques font des prêts à de grandes entreprises au bilan satisfaisant, qui s’en servent pour financer le rachat de leurs propres actions et en faire monter les cours.
Le pétrole et le gaz de schiste n’empêcheront pas la récession
Depuis 2000, les États-Unis ont spectaculairement accru leur extraction de gaz et de pétrole non conventionnels, dits « gaz et pétrole de schiste ». De 2000 à 2012, le gaz de schiste est passé de 2% à 37% de la production américaine de gaz naturel. Les Américains paient le gaz 50 à 70% moins cher que les Européens ou les Japonais. Les États-Unis s’approchent de l’indépendance énergétique, et avec eux le Mexique, riche de son pétrole, et le Canada, qui exploite ses sables bitumineux. Selon l’AIEA, dans trois ans, les États-Unis évinceront la Russie de sa position de premier producteur de gaz. Ils deviendront à nouveau exportateurs d’hydrocarbures, comme au début du XXe siècle. Cette révolution de l’énergie a lancé le grand retour de l’industrie aux États-Unis. Elle réduit les coûts de production de l’électricité, du carburant des usines, et des matières premières intégrées à de nombreux processus industriels. Une constellation d’industries délocalisées rejoint une mère Patrie à nouveau attrayante. Les débats écologiques de la fracturation hydrauliques des roches font rage, mais des progrès technologiques diminuant ses dégâts sur la nature sont à prévoir.
Ce bouleversement énergétique est prodigieux. Mais il ne suffira pas à enrayer la crise structurelle de l’économie américaine, ni celle des autres pays qui se lanceraient à leur tour dans l’exploitation de leurs hydrocarbures non conventionnels. Rien ne saurait enrayer une crise structurelle aussi profonde et avancée. Il aurait fallu que le gaz de schiste (comme l’austérité) arrive il y a 30 ans. Mais la révolution énergétique qu’il déclenche amortira quelque peu les effets de cette crise et, surtout, accélérera le redémarrage, une fois apurée la montagne de dettes et éradiqués les éléments vermoulus de l’économie mondiale.
Contamination aux pays émergents
La récession américaine aggravera celle de l’Europe et entraînera celle des pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), dont la croissance ralentit déjà. Fortement exportatrices, les économies « émergentes » dépendent encore très largement de la consommation occidentale. Elles ne pourront lui substituer à temps leur propre consommation pour empêcher la mondialisation de la crise.