“La Tête en l’air” d’Ignacio Ferreras

Publié le 04 février 2013 par Boustoune

Depuis quelques temps, Emilio a “la tête en l’air”. Le vieil homme souffre de moments d’absence, confond le passé et le présent, déconnecte de la réalité. Son fils et sa belle-fille, estimant qu’ils ne sont plus en mesure de veiller correctement sur lui, décident de le placer dans une maison de retraite. 
Ils ont choisi une résidence qui offre tout le confort requis. Le personnel a l’air serviable et compétent, les chambres sont correctes, il y a un parc pour se promener et surtout, une piscine chauffée. Emilio ayant toujours aimé nager, ils ont estimé que cela pouvait être un plus appréciable.
Pour les pensionnaires, le ressenti n’est pas tout à fait le même. La bâtisse, fermée par une haute grille et entourée de grillage, a tout d’une prison, où ils vont devoir passer le reste de leurs jours. Une prison particulière, qui possède aussi son “Quartier de Haute-Sécurité”, le dernier étage, où se trouvent les malades totalement dépendants, ceux qui sont complètement séniles ou atteint de la maladie d’Alzheimer au stade le plus avancé.
Et comme en prison, il y a des pensionnaires qui se débrouillent pour tirer profit des plus faibles qu’eux. C’est le cas de Miguel, le nouveau colocataire d’Emilio, qui fait payer des services bidons à des pauvres patients à l’esprit trop embrumé pour s’apercevoir de la combine.
Evidemment, Emilio, qui est encore relativement lucide, se méfie de ce voisin de chambrée un peu trop filou et leur relations sont tout d’abord assez heurtées. Mais ils finissent par devenir amis. Emilio trouve en Miguel un soutien bien utile, surtout quand il réalise qu’il est lui-même atteint de la Maladie d’Alzheimer et qu’il ira bientôt rejoindre, au dernier étage, les cas désespérés…

La Tête en l’air aborde frontalement les sujets de la fin de vie et de la dépendance des personnes âgées. Il décrit avec une précision quasi-documentaire le quotidien des pensionnaires d’une maison de retraite.
Déjà, on constate le désarroi qui frappe les nouveaux arrivants, le sentiment d’être abandonné par leurs proches. Et la tristesse, souvent, de voir vendu leur domicile, pour payer l’hébergement dans cette coûteuse maison médicalisée. Un appartement, une maison qui se vident, une page qui se tourne…
On voit aussi leur malaise face aux patients déjà atteints de sénilité, la peur de finir comme eux, déconnectés de la réalité, incapables de reconnaître leurs enfants, leurs amis… Etre admis dans ce genre d’établissement, pour beaucoup, est faire un pas de plus vers la mort. Cela oblige en tout cas à se confronter non sans tristesse à son inéluctable déclin physique et psychique, à la peur de finir complètement dépendant, à la peur de mourir.
Puis on découvre le fonctionnement de l’établissement, la vie qui continue, au ralenti, dans les salons communs qui s’apparentent plutôt à des dortoirs, vu le nombre d’occupants endormis dans leurs fauteuils.

Il y a quand même, heureusement, quelques moments de légèreté, lors des activités où les seniors peuvent profiter de la jeunesse des aide-soignants, qui tentent vaille que vaille de les divertir. Et surtout lors des repas, l’un des rares moments où les discussions sont encore possibles, même si les pensionnaires, restent relativement distants les uns des autres, personne ne voulant se lier trop intimement avec des gens qui risquent de passer l’arme à gauche à court ou moyen terme.
C’est là qu’une grand-mère malicieuse récupère toutes les portions de confiture qu’elle trouve, afin de pouvoir les offrir à son petit-fils. Dans ce lieu clos, sans possibilité de sortir et aussi sans possibilité d’avoir de l’argent de poche, c’est tout ce qu’elle a trouvé pour lui faire plaisir. Et l’ingrat dédaigne ce cadeau qu’il juge ringard… (1)
C’est là, également, qu’un vieux couple retrouve quelques instants de complicité. Lui est atteint de la maladie d’Alzheimer, elle est encore valide mais a choisi de l’accompagner jusqu’au bout et de venir s’installer auprès de lui dans la maison de retraite. Elle le fait manger, le bichonne, lui susurre quelques mots réconfortants, dont un mot-clé qui semble raviver temporairement sa mémoire et lui déclencher un doux sourire. 

Certains seront peut-être surpris par le format de l’oeuvre, un long-métrage d’animation employant un dessin assez rudimentaire, dans un style évoquant un peu le Persepolis de Marjane Satrapi et Vincent Parronaud. Cela s’explique par l’origine du film, un roman-graphique de Paco Roca (2), multi-primé et considéré par beaucoup comme l’un des chefs d’oeuvre de la bande-dessinée (3). Mais l’emploi de l’animation traditionnelle en 2D est aussi et surtout un moyen d’“alléger” le récit, ou du moins de mettre une distance salutaire entre le spectateur et l’oeuvre. Sans cela, le film pourrait vite sembler sordide. La Tête en l’air nous plonge dans un univers hanté par la maladie et la mort. Il nous confronte à nos propres expériences ou à nos propres peurs. Tous ceux qui ont déjà fréquenté ce genre d’établissement, qui ont des parents qui y sont hébergés, verront dans le film un écho à leur propre vécu et considèreront peut-être autrement la dépendance et la vieillesse après avoir découvert ce poignant témoignage. Les autres seront sensibles à ce récit crépusculaire qui ne peut que nous faire méditer sur notre propre avenir, notre propre vieillesse, notre inéluctable déclin…
L’expérience est éprouvante. On sort de là secoués, bouleversés, les larmes aux yeux et les nerfs en pelote…

Le dessin minimaliste, tout en finesse, apporte un peu de douceur à l’oeuvre, la rend plus supportable à regarder. Il permet également au réalisateur de se livrer à quelques belles embardées poétiques, comme le récit de la rencontre du vieux couple évoqué plus haut, ou l’évocation du déclin psychique d’une femme qui reste perpétuellement persuadée qu’elle voyage à bord de l’Orient-Express… 
Cela permet à La Tête en l’air de dépasser son aspect documentaire sur les maisons de retraite ou l’évocation brute de la vieillesse pour évoluer peu à peu vers une belle fable humaniste qui célèbre la vie plutôt que la mort, consacre les valeurs d’entraide, de solidarité, de compassion ou d’amitié, éclaire cet environnement crépusculaire d’une lumière bienfaisante. 


  
Ignacio Ferreras signe là une petite merveille. Non seulement il parvient à respecter totalement l’esprit et l’esthétique de l’oeuvre originale, mais en plus, il réussit à aborder frontalement, sans tabou, des sujets difficiles, peu – et souvent mal – traités au cinéma. Le film nous choque, nous questionne, nous bouleverse, nous transperce de sa générosité, nous illumine de sa grandeur d’âme. C’est une oeuvre en apparence toute simple, mais d’une profondeur, d’une richesse indescriptible. On aime l’animation quand elle se met au service de telles histoires. On aime le cinéma quand il nous procure de telles émotions. Et, tant que notre santé nous le permettra, nous n’oublierons pas de sitôt La Tête en l’air, une des très belles surprises cinématographiques de ce début d’année 2013.  

(1) : J’en profite pour dédier cette critique à ma propre grand-mère, qui, comme le personnage, met soigneusement de côté les petits pots de miel ou de confiture glanés dans sa maison de retraite pour les offrir à ses proches.
(2) : “Rides” de Paco Roca, réédité sous le titre “La Tête en l’air” – éd. Delcourt. 
(3) : Jirô Taniguchi, auteur du non moins remarquable “Quartier lointain”, a notamment employé ce terme pour décrire le travail de son confrère.

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La Tête en l’air
Arrugas

Réalisateur : Ignacio Ferreras
Avec les voix de : Álvaro Guevara,Tacho Gonzales, Mabel Rivera 
Origine : Espagne
Genre : petit bijou inoubliable
Durée : 1h29
Date de sortie France : 30/01/2013
Note pour ce film : ●●●●●●
Contrepoint critique : TF1 News

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