Que faut-il retenir du film de Kathryn Bigelow sur la traque de Ben Laden ? Deux heures et demies de film sur les dix ans d’enquête pour retrouver l’ancien ennemi n°1 des Etats-Unis. Documentaire ou fiction ? Comment se positionner sur un film aussi attendu que redouté ?
La couleur est annoncée dès le début : des scènes peuvent choquer. Et pour cause. La première demi-heure est quasiment exclusivement réservée à des scènes de torture, particulièrement difficiles à supporter. Au-delà de la cruauté des images, c’est surtout la froideur de l’exécution qui donne des frissons. Une main technique, qui applique une méthode comme elle pourrait en utiliser une autre. Une distance similaire à celle de Démineurs, car la réalisatrice a conscience de marcher sur des œufs avec ce film. Dommage car cela donne un goût aseptisé à ce film qui se veut pourtant objectif. Pas de fanfaronnade et peu de drapeaux américains. Si peu crédible. Peu crédible aussi l’absence d’insulte et le respect des interrogateurs vis-à-vis de leurs victimes, malgré les multiples humiliations. Une fois encore, on est bien loin des privations des droits élémentaires photographiées à la prison d’Abou Ghraib.
Maya, jeune agent de la CIA, interprétée brillamment par Jessica Chastain, se battra jusqu’au bout pour défendre sa théorie.
Mais l’objectivité affichée signifie-t-elle que Kathryn Bigelow plaide pour l’efficacité de la torture dans la traque de Ben Laden ? Impossible de trancher et le doute met mal à l’aise. Le film montre clairement que les « techniques d’interrogatoire renforcées », selon l’euphémisme de l’administration Bush, ont produit des informations déterminantes pour l’enquête. Secret de polichinelle révélé mais qui n’est pas sans déranger. La faim justifie-t-elle les moyens ? Face à un risque terroriste, peut-on légitimer la torture sous prétexte qu’elle permet d’obtenir des informations ? C’est là toute la finesse du film : plus loin, on apprend que finalement, ces mêmes informations étaient déjà en possession de la CIA, mais que la Compagnie n’a pas su les voir. Ce qui n’en demeure pas moins gênant, c’est l’éventuel bénéfice de la torture présenté dans le film sous le seul constat de l’efficacité. Quid de la moralité ?
Un chef d’oeuvre artistique…
Mais Zero Dark Thirty n’est, heureusement !, pas qu’un film sur la torture. Les patrons de la CIA s’accordent d’ailleurs à le qualifier de « bon film », même s’il ne reflète pas toutes les dimensions d’une opération très complexe, selon Leon Panetta, qui dirigeait l’administration au moment de l’assaut contre le chef d’Al Qaïda. Et forcément, il prêche pour sa paroisse. « Il est difficile pour moi de savoir tout le travail qui a été fait, de connaître tous les gens qui ont travaillé et d’admettre que tout cela ne peut être raconté dans un film dans de deux heures ». C’est sans doute pour cela que Zero Dark Thirty peut faire penser à Démineurs : un film de guerre mis aux normes du film d’action. Sauf que les bombes sont des renseignements. Mais soyons complètement honnête : Zero Dark Thirty reste un chef d’œuvre sur le plan purement artistique. Le final, l’assaut de la forteresse d’Abbotabad est tout simplement époustouflant. Et le noir de la nuit n’est pas simplement celui d’un ciel sans lune. Le titre le dit bien, au-delà de l’heure exacte de l’assaut, il désigne la nuit elle-même. Une nuit qu’on trouve dès le début du film : de longues minutes de noir, sous-titrées d’appels apeurés de victimes du World Trade Center au 911. Un habile moyen de remplacer les images vues et revues de l’effondrement des tours jumelles. Une nuit dans laquelle a erré pendant dix ans une Amérique en guerre. En guerre contre un ennemi dont on ne verra jamais le visage et qui aura détruit des millions d’Américains, à l’instar de Maya, interprétée avec brio par Jessica Chastain, qu’on voit s’effondrer à la fin du film, comme si elle venait de perdre sa raison de vivre.
… pas tout à fait historique
Jason Clarke joue le rôle d’un agent de la CIA, spécialiste de la torture.
Mais attention à ne pas confondre Zero Dark Thirthy avec un documentaire. En témoignent ses quelques erreurs, relevées par le critique et éditorialiste du Dawn, Nadeem F. Paracha. Comment expliquer que, pour un tel blockbuster, les réalisateurs n’aient pas su dépêcher un consultant capable de leur dire que les Pakistanais parlent l’ourdou, l’anglais et d’autres langues régionales mais certainement pas l’arabe et qu’ils ne portent pas des couvre-chefs datant du XVIIè et XVIIè siècle dans les marchés ? Pourquoi le seul mot ourdou prononcé dans le film est « chor », soit « voleur ». Un terme farfelu quand les Pakistanais en question manifestent devant un diplomate américain, traité donc de « chor », alors qu’ils protestent contre l’utilisation de drones par les Américains. Pire encore, comment imaginer qu’une Mercedes pleine d’hommes armés puisse se garer à quelques mètres de l’ambassade américaine à Islamabad alors que subsiste ce qu’on appelle « l’enclave diplomatique » ? Mais ce n’est même pas pour tous ces clichés que le film, acclamé en Occident, a été interdit au Pakistan. L’Etat a en effet censuré le dernier film de Kathryn Bigelow afin de ne pas humilier davantage leur toute puissante armée. Une partie de la population de ce pays encore très anti-américain crie toujours à la mise en scène et affirme que Ben Laden ne se trouvait pas dans le pays.
Bande annonce
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