À propos de : Pierre Hemptinne, Lectures terrains vagues. Les pratiques culturelles comme empreinte du sensible, Bruits Editions 2012 ( en fin d’article, lien pour commander le livre et deux vidéos à regarder)– Myriam Revault d’Allonnes, La crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Seuil 2012. – Ecrire et publier -
Et en réceptionnant les caisses de l’imprimeur, en déchirant le collant qui les clôt pour extraire des entrailles de carton le « premier exemplaire », dans la brisure entre tradition et ce que peut renouveler une écriture fraîchement imprimée, c’est quelque chose de cet ordre que l’on ressent, probablement, le sentiment de modestement contribuer à entretenir cette « propriété d’agir ». C’est de toute façon relié à la notion de naissance, à cette dynamique de génération qui porte l’humanité, génération d’êtres vivants qui eux-mêmes réalisent l’histoire en engendrant des générations successives d’œuvres de l’esprit : « Le pouvoir-commencer réside dans le fait que chaque homme, pour autant qu’il est venu par naissance en un monde qui était là avant lui et continue après lui, est lui-même un nouveau commencement. » (H. Arendt, citée par Myriam Revault d’Allonnes).
D’autre part, je sens que ce qui est là n’est plus ma propriété exclusive, le processus d’édition ne fait que confirmer, et de manière plus substantielle, à quel point on n’écrit jamais seul, ce n’est jamais quelque chose qui ne vient que de soi, mais toujours déjà une convergence, un effort et une naissance par où se rejoignent des envies – l’exigence éthique et politique plutôt -, que le flux de telles naissances ne tarisse pas. A partir des brouillons originels, publiés en premiers jets sur le blog Comment c’est !?, en une sorte de discipline scripturale quotidienne pour me réapproprier une part de ce que l’on appelle les « pratiques culturelles », il a fallu s’engager dans le travail de relecture, de sélection de textes pour constituer un tout logique, quelque chose qui tienne presque comme un fil narratif, et enfin surtout entreprendre la réécriture, s’engager dans les corrections successives, se reprendre, chercher à se comprendre là où prédominait le brouillard, élucider et consolider les approximations. Et tout ça ne se fait pas seul mais s’effectue à travers des processus réflexifs qui induisent la référence à de nombreux modèles inspirants, qui sollicitent l’écoute des voix auxquelles on veut répondre par affinité – des voix de proches, intimes, ou lointaines, célèbres modèles -, et surtout, concrètement, cela se conduit en dialogue à distance avec l’éditeur, la personne qui a reconnu dans vos textes quelque chose qui l’intéresse au point de décider d’engager personnellement l’acte d’édition. Même si les échanges n’ont jamais rien eu d’intrusifs avec Maxime Coton, il y a eu, en quelque sorte, partage du contenu à éditer. C’est peut-être une des expériences dont la singularité accentue le plus la sensation de se sentir lu et que cette lecture de l’autre intervient, agit, devient partie prenante de l’écriture que l’on produit et qui anticipe toujours déjà un peu ce qui va advenir de notre rapport écrit au monde, incluant la part de l’autre dans ce qui pousse à écrire.
Le livre en main est un aboutissement et un commencement. Dense et léger. Engagement et dégagement. Par sa présence, il manifeste donc que l’auteur – les auteurs en général – conserve l’initiative pour tenter de rompre l’entropie qu’entraîne la main mise commerciale sur les pratiques culturelles. L’auteur participe, en tout petit, à maintenir vivace l’existence publique de l’être doué de commencement. Même si cela n’a aucun impact, même si ce n’est qu’illusion, disons que cela aide à se sentir disponible pour enrayer l’entropie culturelle en train de s’installer par saturation de biens à consommer à cadence accélérées. Et ce n’est pas rien car « l’être dont l’essence est de commencer, de prendre des initiatives, porte en lui la capacité de comprendre à nouveau sans catégories préconçues, sans l’ensemble des règles traditionnelles qui permettent cette subsomption. Si l’essence de toute action en général – et de l’action politique en particulier – est d’engendrer un nouveau commencement, alors une telle compréhension est l’autre face de l’action. » (Myriam Revault d’Allonnes, La crise sans fin). Cela correspond bien, toutes proportions gardées, à l’origine du blog Comment c’est ? : rendre compte de ses pratiques culturelles sans importer d’emblée dans son esprit et ses émotions des jugements de valeurs tout faits, véhiculés par les innombrables copiés collés qui circulent sur Internet et dans les esprits, via la puissance des médias et des autres systèmes de connaissance y compris l’éducation au sens large, d’ailleurs jaloux de l’audience immédiate d’Internet. Essayer un autre rapport au sensible, essayer de commencer, de renouveler l’attention au sensible, à l’échelle de son expérience personnelle. Devant une œuvre d’art – musique, peinture, installation, livre – faire l’idiot, ne pas d’emblée convoquer ce qui est déjà connu, répertorié, catalogué, considéré comme devant être connu et assimilé avant même de sentir et réfléchir, mais se poser la question : qu’est-ce que je ressens, qu’est-ce que ça me dit, qu’est-ce qui me surprend, me prend au dépourvu, qu’est-ce que ça m’éclaire comme petit pan d’impensé ? Bien évidemment, cet exercice puise dans les profondes couches d’informations et de savoirs venues des systèmes de connaissances et médiatiques qui formatent et entretiennent les préjugés, inévitablement, mais en rebattant les cartes, en imposant une fracture et en passant par l’obligation de le dire avec des « mots à soi ». Alors que « pratique culturelle », tel qu’on en parle dans les médias décharge de plus en plus le citoyen de la confrontation à la tâche difficile de conduire un jugement personnel, le projet de Comment c’est !? était de renouer avec les tâtonnements du jugement. Non pas – j’allais le découvrir de manière de plus en plus évidente -, pour en arriver à déterminer de manière stable des valeurs esthétiques sûres et incontournables, les valeurs suprêmes actuelles du Beau et du Sublime, non pas pour plaider en faveur d’une nouvelle hiérarchie univoque des biens culturels, mais au contraire pour rappeler que le plaisir face aux œuvres tient dans cet exercice rigoureux du jugement, cet acte délibératif qui tient de l’examen de conscience abyssal ou éthéré, à condition qu’il ne se galvaude jamais en une quelconque conclusion assertive, qu’il ne se fige jamais dans un verdict définitif et autoritaire, parce que, forcément, le travail et le jeu de juger, fatalement, appréhendent déjà tout le possible qui vient et conduira à voir les choses selon de nouvelles perspectives. Journal improvisé d’un praticien culturel, je me suis donc replongé dans ce travail de conduire une activité de jugement par soi-même, en cherchant à déjouer le poids des préjugés. Clarifier les choses, expliciter le plus fidèlement le protocole poétique de l’expérience, en acceptant la part inaliénable de l’incertitude, c’est produire un travail intellectuel et sensible au service des principes démocratiques. « Assumer l’incertitude – y compris celle du futur – c’est tout simplement comprendre ce qu’est une politique démocratique ou plus exactement ce qu’elle ne peut pas ne pas être. La recherche de certitudes définitives lui est radicalement étrangère, d’où l’insatisfaction qu’elle engendre inévitablement et qui concerne tout autant le caractère fuyant et inassignable des idéaux que la capacité des individus à les investir ou à les réinvestir dans un processus inachevable. » (M. Revault d’Allonnes, La crise sans fin)
Et donc, cela implique de se débattre avec la couche rigide des préjugés qui tendent à actionner, en chacun de nous, la loi du confort de « repères solides et incontestés » et qui, précisément, empêche de sentir et penser par soi-même. Installés au niveau de l’inconscient collectif par sédimentation historique de longue date, ils sont « solidifiés en pseudo-théories « qui proposent des visions du monde refermées sur elles-mêmes » ou en idéologies qui « prétendent tout expliquer et saisir dans son ensemble toute la réalité historique », ils « protègent » en quelque sorte de l’expérience car ils présupposent que toute réalité est déjà prévue. Ils rendent impossible une véritable expérience du présent. » (M. Revault d’Allonnes, citant H. Arendt).
S’il y a une prétention partagée par celles et ceux qui font (encore) des livres, c’est bien d’apporter du sens. Cela est parfois (souvent) compris comme la capacité de rappeler des valeurs intangibles, ce qui doit être et survivre, de formuler un réel inamovible au nom d’une histoire qui ne peut qu’être univoque, définitive, bref de rappeler la prédominance des critères solides auxquels se conformer. Je partage plutôt cette vision des choses : « le mode d’être du sens n’est pas la survie, encore moins la conservation du passé, mais le renouvellement. » En réalisant Lectures Terrains vagues, je me rends compte que j’ai cherché le contact avec ces flux qui peuvent aider à se renouveler, soi-même, mais aussi, par ricochet, proposer des pistes de renouvellement à d’autres, en tout cas ne pas être un vecteur sensible qui bloque la possibilité du renouvellement, en érigeant des principes définitifs. Quand on creuse par l’écriture sa relation au monde – exprimé par les œuvres d’art, de l’esprit et des paysages -, la première couche sur laquelle on tombe est le déjà-là, une sorte de matière première, quelque chose comme la « donation de sens originelle », soit « ce tissu de modes de penser, de sentir qui se trouve à l’arrière-plan de tout ce que nous énonçons et pensons : un être-au-monde qui est le « toujours déjà là » à partir duquel nous nous projetons. » (M. Revault d’Allonnes). Face à des événements dont je décide de rendre compte – littéraires, musicaux, plasticiens, philosophes, naturels, sportifs – je rencontre ensuite la part de ce que je ne comprends pas, pour laquelle je n’ai pas de mots et de phrases toutes faites, il me manque les concepts. Et c’est à ce moment que je peux découvrir, faire une expérience, créer et faire jaillir du renouvellement. Je rencontre ce qui pour moi est de « l’inconceptualisable » et qui, probablement, l’est aussi pour d’autres que moi. Et c’est face à cette réserve « d’inconceptualité » (Blumenberg) que se stimule le travail métaphorique, rendant compte d’une expérience singulière du présent. Lectures Terrains Vagues démarre par une mise en abîme métaphorique, le monochrome pictural, lui-même métaphore d’un certain regard sur le monde, expérimenté en temps réel dans la nature en une course qui devient métaphore du regard se perdant dans la peinture monochrome. Et, dans un contexte où les pratiques culturelles sont utilisées pour organiser le maximum de personnes en publics cibles – c’est-à-dire des publics qui n’auront plus rien à découvrir puisque des systèmes de production de biens culturels leur livreront en flux continus ce qu’ils aiment consommer -, cet exercice sensible et intellectuel de filer la métaphore est précisément ce qui, dans le climat d’entropie culturelle (rien dans les programmes politiques qui concernent encore une ambition culturelle), apporte la possibilité du « nouveau, du non-dit, de l’inédit », rappelant que « le monde est métaphorisé parce qu’il n’est pas – comme le soulignait déjà Kant – un objet connaissable dans sa totalité. » (M. Revault d’Allonnes). Le travail de commentaires sur les œuvres d’art est souvent au service, parfois à son corps défendant, sans réelle intention de nuire, de vérités à asséner en vue de justifier l’économie des publics cibles, en brossant dans le sens du poil le besoin d’être rassuré quant à son identité, puisque la rhétorique du rôle identitaire de l’art est mise en avant de manière exagérée. J’ai voulu essayer un autre type de commentaires où « l’être-comme » serait pourvu d’une charge politique incontestable, où l’empreinte du sensible des pratiques culturelles échapperait à l’absolu du public cible, privé de toute créativité, de faculté de renouvellement. « Définie comme pouvoir de re-décrire une réalité inaccessible à la description directe, la référence métaphorique en vient à ébranler les catégorisations acquises et en particulier la conception traditionnelle de la vérité comme vérité-vérification, adaequatio res et intellectu. Se fait alors jour l’idée d’une « vérité métaphorique » : expression qui marque une tension au sein même de l’idée de vérité et ouvre une réflexion sur les rapports de la réalité et de la vérité. Car la métaphore se révèle comme une « stratégie de discours » qui libère une « fonction de découverte ». Elle porte au langage une réalité qui littéralement n’est pas mais qui métaphoriquement est par l’être-comme. » (M. Revault d’Allonnes, citant P. Ricoeur). Et ainsi, en ne pouvant qu’exploiter les fils métaphoriques pour parler, en mon nom, des œuvres de l’art et de la nature qui me touchent, je me trouve produire une subjectivité non prévue par la logique des publics cibles, difficilement lisible par tout ce qui relève de cette logique et, plutôt que de produire un recueil d’articles critiques, j’ai infiltré un courant d’écriture glissant vers le fictionnel, vers une autre réalité des œuvres du sensible. (PH)
Lectures terrains vagues. Les pratiques culturelles comme empreinte du sensible. Pierre Hemptinne. Bruits Editions, 2012
Ø Acheter via Internet, par le site de l’asbl Bruits.
Ø En librairie à Bruxelles : Joli Mai, avenue Paul Dejaer, 1060 Bruxelles (bientôt Tropismes) - En librairie à Paris : Librairie Wallonie Bruxelles/Centre Wallonie Bruxelles – Distribution belge : Joli Mai - Distribution française : Centre Wallonie Bruxelles
Tagged: écriture, construire des publics, expérience du sensible, pratiques culturelles