Le multitasking est de ces notions dont l'évidence aveugle tout le monde en a une intuition et, dès que l'on tente de l'approfondir, elle se dérobe. Stefan Rieger place le multitasking dans une perspective économique, celle du rendement du capital humain et de l'augmentation de la productivité. Mais ce n'est pas un livre de science économique, plutôt un ouvrage de philosophie, d'histoire et de psychologie sur la division de soi, la scission (Spaltung) qu'impose le multitasking : s'agit-il de diviser pour régner ? Qui divise ? Qui règne ? Dans la vie multi-tâche, on n'a plus une minute à soi, plus de temps pour penser. Le multitasking empêche de penser, de rêver, d'imaginer, de critiquer tant et si bien que cette "auto-optimisation de soi-même" (à force d'entraînement et de gymnastique mentale) finit par être contre-productive ; la simultanéité comme enrichissement du temps est une utopie définitive.
L'intérêt de cet ouvrage est de replacer la multitasking dans un cadre plus général. L'auteur mobilise l'histoire et la philosophie pour désenclaver la problématique du multitasking, pour le sortir des médias. Les médias ne sont qu'une occasion de plus de mener plusieurs tâches plus ou moins simultanément : ils n'ont pas inventé le multitasking, ils l'ont banalisé. La propension au multitasking semblait infinie. La limite du multitasking est l'accident : l'histoire de l'automobile est l'histoire navrante et criminelle de cette limite (cf. les dégats récents des textos rédigés et lus par des automobilistes).
Les écrans ont multiplié les occasions de multitasking (multiscreentasking) certes, mais le phénomène existait auparavant au point que les enquêtes de budget temps des années 1980 et avant (INSEE, CESP, etc.) distinguaient dans les questionnaires et leur exploitation, activités primaires et activités secondaires. Par exemple : lire le journal en regardant la télévision. Dans ce cas, qu'est-ce qui est primaire, qu'est-ce qui est secondaire ? De même, on a longtemps considéré de manière caricaturale - et sexiste - que les femmes étaient plus aptes au multitasking que les hommes. Psychologie de domination ?
L'auteur mobilise pour son propos de nombreuses illustrations convaincantes. Il rappelle aussi la contribution de la mythologie à l'anatomie du multitasking : avoir quatre mains, plusieurs bras, comme la pieuvre, l'hydre et ses sept têtes, des yeux devant et derrière la tête comme Argus, etc.
On oublie trop que dans le multitasking, les tâches sont inégales, asymétriques : certaines sont plus automatiques que les autres, conduire, tricoter, entendre la radio, etc. On parle alors de médias d'accompagnement (radio) : on peut entendre la radio en lisant, mais peut-on écouter une émission en lisant ? Tâche de fond, fond de tâche et multi-tâche : la Gestalt Psychologie aurait son mot à dire pour décrire le multitasking.
L'ouvrage de Stefan Rieger est inattendu, stimulant ; il montre aussi combien notre compréhension du multitasking reste confuse et limitée. Car enfin nous ne cessons pas de nous parler à nous mêmes, de "penser", de rêver. Monologue intérieur et sous-conversation que vise la littérature, de Dujardin et Joyce à Sarraute. Le multitasking courant, productiviste, observable, détruit-il l'autre, inévitable, presque imperceptible de l'extérieur, qui permet de vivre ? "Car cela même, disait le Poème de Parménide, penser, c'est aussi être" ; "ça" pense, "ça" parle, "ça" rêve... disent les psychanalystes, pointant le multitasking premier.
N.B. La notion de multitasking gagnerait à être rapprocheé de celle de multi-positionnalité (Luc Boltanski. Cf. "L'espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe", in Revue Française de Sociologie, vol. 14, N° 1, pp. 3–20, 1973).
Notons encore que l'on pourrait confronter la critique du multitasking à celle de l'organisation monotâche du travail à la chaîne (OST) et du taylorisme.
Edouard Dujardin, dans son texte sur le "monologue intérieur" (1931) rappelle que les critiques ont comparé ce type de monologue au film et à la radio (TSF).