Excursion dans la brume des jours

Par Marellia
A propos de El aire de Sergio Chejfec [Alfaguara, 1992]
Article originalement publié en octobre 2010 sur le FricFracClub.


Il y a d’abord un couple. Un homme et une femme. Puis il y a une séparation. Enfin, une séparation, plus exactement on pourrait résumer en disant que l’élément féminin disparaît – comme ça, du jour au lendemain – et que l’élément masculin se retrouve seul. D’un coup. Voilà une situation parfaitement banale, et qui, pour le moins et admettons-le, a donné suffisamment de romans sans intérêts.
Mais l’un des grands talents de Sergio Chejfec dans son roman El aire est d’en faire quelque chose d’autre. Premièrement, ce qu’il nous conte ce n’est pas la séparation, ni la lente fissure d’un couple, non. Il se place de facto après la séparation, quand déjà elle est devenue un état de fait indéniable, une certitude. Mais surtout, ce que Chejfec nous propose c’est un livre sur l’espace et le temps. Sur un homme au prise avec l’espace et le temps, c’est-à-dire avec la solitude, un homme tout à coup déplacé et projeté dans un monde en crise.
Son personnage, Barroso, se retrouve donc seul. Après que sa femme a disparu depuis une semaine, il reçoit, glissé sous la porte de l’appartement, un bref message, plutôt laconique : « Ne me cherche pas. Je vais à Carmelo. Plus tard, je t’écrirais ». Ce message est une irruption, un événement dont la durée objective est très courte : à peine le temps qu’il soit glissé sous la porte et que Barroso entraperçoive du balcon la chevelure blonde de sa femme qui s’éloigne. C’est un événement très court si on décide de le calculer en valeur objective (combien de secondes ? une minute ou deux peut-être ?), mais c’est aussi un événement très long si l’on considère l’importance qu’il revêt pour celui qui le vit. Car Barroso est obsédé par la mesure objective des choses : combien de secondes entre deux éclairs ou deux coups de tonnerre, combien de litres d’eaux peut contenir le bac de l’évier, etc… Cette obsession est celle d’un type pour qui le réel semble glisser entre les doigts. Un type dans la brume, pour qui tout semble être sujet à caution, mais dont les questionnements semblent inadéquats, voire franchement à côté de la plaque, aussi déplacés qu’il l’est lui-même.
Le célibat imposé semble inévitablement venir perturber un équilibre qui sans doute était en lui-même précaire. Peut-être est-ce là une situation inhérente au couple, une sorte de confort, d’équilibre à deux qui quand il rompt révèle l’abîme sous-jacent. Sans doute, sans doute, mais de toute façon ici nous n’en savons rien, puisque le roman commence avec l’arrivée de la lettre. Ce qui intéresse Chejfec c’est de scruter à la loupe son personnage. Et ce quasiment en temps réel. Le roman est divisé en sept sections, chacune pour une journée (du moins au début car ensuite la mécanique, à l’instar de son personnage, semble se dérégler), et joue avec un certain sentiment de répétition, voire de distanciation due à cette même répétition des jours. Car si Barroso se retrouve seul, il se retrouve également en vacances forcées, son lieu de travail ayant souffert un incendie. Cette double irruption du vide dans sa vie va intensifier son sentiment d’inadéquation. Le narrateur omniscient intervient d’ailleurs régulièrement dans le texte pour souligner cette sensation de déplacement qu’éprouve Barrosso, qui semble de plus en plus inapte à juger sereinement ce qui l’entoure, avec des formules comme « cela peut paraître idiot, ou cela peut paraître un contresens, mais c’est bien que Barrosso pensait, ou se disait », etc… Barrosso semble donc apparaître comme le centre d’une comédie – presque cruelle parfois (mais toujours en douceur) – où les pensées, commentées par le narrateur/observateur/critique, sont entièrement liées aux actions, ou plus exactement aux non-actions du « héros ». Barroso ressemble parfois à une marionnette incapable de réagir, bloquée, prise au piège, gaffeuse et maladroite, dans un présent perpétuel, un présent que Chejfec décrit comme une sorte de bloc compact figé dans le vide immense qui s’ouvre face à son personnage, vide qui peu à peu semble être son personnage. Il y a, pour couronner le tout, un jeu stylistique où l’auteur semble s’amuser sur un mode « fable moraliste ». Ainsi des récurrentes interventions du narrateur, de ce « tout est égal » que se répète Barrosso comme un mantra, sans oublier les laconiques « Barroso resta pensif » qui viennent ponctuer les longues et très fines digressions qui s’écoulent dans des phrases rondes, élastiques, écrites dans une langue qu’on aimerait qualifier parfois de précieuse, et qui finissent toujours par retomber sur leurs pieds, fusse dans un équilibre précaire. Du coup, le lecteur ne sait pas toujours comment le considérer ce Barroso : une coquille vide, un benêt, un simple véhicule conceptuel, ou un personnage réel, dépassé malgré lui par les événements, un personnage fragile auquel on pourrait dans un moment de faiblesse, soyons fous, s’attacher ? Difficile de répondre, mais cette ambivalence est une des richesses du livre.
Chejfec, d’autre par, sait créer, construire, une tension dans un récit où pourtant les péripéties sont peu nombreuses, et les contours décidément flous. Je ne parlerais pas de suspens, ce serait probablement exagéré, mais néanmoins, l’Argentin a l’art de construire un temps dilaté et en même temps précis, rigoureux, une temporalité qui à sa façon serpente et nous tient – oui, osons le cliché – en haleine. Dans une entrevue pour la revue Web espagnole Teína, Chejfec avance d’ailleurs l’idée d’une littérature qui ne se construit pas dans « le paradigme de l’action cumulée, mais dans celui de l’action amplifiée, en expansion » [1]. C’est probablement cela : en même temps qu’il marche, qu’il chemine entre deux eaux, Barroso semble déployer sa pensée, ses réflexions, comme les bras innombrables du fleuve Tigre qu’il contemple longuement. Et de la même façon, « l’action » du roman n’évolue pas tant par une succession d’évènements, que comme une forme centrifuge, qui à partir d’un nœud ou d’un ensemble de données centrales statiques, projette ses « bras » ou « tentacules » dans les multiples directions du livre. C’est une forme immobile qui progresse et ne progresse pas tout en progressant. « Quand j’écris, je me sens plus attiré par les multiples réverbérations internes du récit que par une progression en termes d’intrigue conventionnelle » dit-il également dans une autre entrevue [2].
Mais c’est que tout ce qui entoure le personnage central semble basculer dans l’étrange. On paye désormais ses courses ou ses trajets en bus en bouteilles de verre que l’on va récupérer où l’on peut. Le vocabulaire évolue, et Barroso se sent prisonnier des vocables d’un passé qu’il n’identifie pas forcément très bien, peut-être la nostalgie de l’enfance - cette époque où le présent est perpétuel et sans culpabilité. Sur les toits en terrasses qu’il peut observer depuis sa fenêtre poussent les habitats précaires d’un nouveau type de population paupérisée par ce qui semble être une énième crise économique et sociale. Cette crise accompagne Barroso dans une sorte d’enfoncement à la foi net et comme insensibilisé, distant. Est-il acteur de tout cela ? Est-il, à l’instar de sa peau dont l’imperméabilité ne cesse de l’étonner, imperméable à son propre écroulement ?
En tout cas, il se rend bien compte qu’il y a un parallèle entre lui et ce qui l’entoure, mais ce qu’il ne saisit pas c’est si cela est nouveau, ou s’il a fallu qu’il se retrouve seul pour que tout cela commence ? Il a beau lire la presse intégralement tous les matins depuis des années, il semble bien que ce ne soit que maintenant qu’enfin il puisse par lui-même corroborer, voire anticiper, ce que la presse raconte. Car la notion du temps devient presque circulaire dans ce présent perpétuel et étouffant, étouffant comme l’air que Barroso respire depuis que sa femme est partie. L’espace semble se rétrécir alors qu’il devrait s’agrandir : la campagne semble gagner la ville à mesure que des quartiers deviennent ruines, et que les victimes de la crise vivent à l’air libre, renonçant même à l’effort de construire ces baraques précaires traditionnellement caractéristique des villas miseria, les bidonvilles portègnes. L’appartement même de Barroso d’ailleurs semble se contracter sur lui-même.
L’espace donc : l’espace physique qu’il est capable de supporter, d’accepter, ou simplement d’envisager, et l’espace mental que l’absence de sa femme, que l’inexistence de son travail, semble administrer au compte-gouttes.

Cette description que l’on découvre dans El aire d’une Buenos Aires fantomatique, dont les contours s’estompent à vue d’œil, n’est pas sans rappeler une même ville délétère, telle que décrite par Julio Cortázar dans son – peu connu – premier roman, L’examen (1950 ; publié en 1986). L’errance nocturne d’une bande de jeunes intellectuels dans une cité portègne brumeuse, incertaine, dont l’effondrement – si ce n’est physique, au moins « mental » – semble imminent. L’on y observe un curieux culte des reliques orchestré par un état dont on devine la lourde « mainmise » sur les citoyens. Voilà qui évidemment est prémonitoire du culte à une Evita morte qui sera orchestré quelques années plus tard par le régime péroniste, ce à quoi Cortázar en 1984 répondra : « le futur argentin s’échine tellement à se calquer sur le présent que les exercices d’anticipation n’ont aucun mérite » [3].
Voilà quelque chose qui entre indéniablement en résonance avec le livre qui nous occupe : d’une part, Chejfec aborde, tout comme Cortázar dans L’examen, le politique et le social dans une situation que l’on voudrait bien dire de crise si la brume n’était pas si épaisse si le voile d’étrangeté n’était pas aussi fort. Il y a une tension, on la sent, mais puisque nous ne pouvons accéder au « réel » qu’à travers le prisme fortement déformé d’un Barroso pour qui justement le sens de la temporalité et de la perception est fortement déréglé, il est difficile de mettre le doigt sur du concret. D’autre part, on voudrait presque poursuivre l’analogie et dire que c’est le futur de Barroso qui s’échine à se calquer sur son présent, et c’est bien là ce qu’il ne peut concevoir, ce serait accepter le départ réel, indéniable de sa femme. D’où ses déambulations étonnées, incrédules, dans une ville en déliquescence et où les autorités interviennent par de biens étranges messages dans les journaux et sur des banderoles déployées dans les rues.
L’écriture de Chejfec a quelque chose d’hypnotique dans son mélange de rigueur et d’incertitude. Ses phrases longues et très construites ont le talent de ne jamais fermer le discours, le lecteur à sa façon complète ou extrapole. C’est une des forces de ce livre, un des aspects qui le rend accrocheur. C’est en construisant du flou, du vaporeux qu’il donne au livre sa propre autonomie, sa colonne vertébrale. C’est en funambule que l’auteur nous tient, et c’est en funambule que nous lisons aussi, pris au jeu d’une devinette étrange. Il y a de même un grand sens poétique dans son écriture, une musique bien présente dans un style qui au premier abord pourrait paraître froid. Les phrases longues et parfois à demi cryptique qu’il développe m’évoquent un talent identique que l’on trouve chez Alan Pauls, si ce n’est que la langue de Chejfec est plus diaphane, avec une touche plus légère, le caricatural ou la farce sont bien présents (du moins dans El aire), comme chez Pauls, mais en second plan, murmurée, voire insinuée. Mais peut-être est-ce surtout l’attention portée au dérèglement progressif, inéluctable, presque grotesque s’il n’était pas tragique (ou inversement), du personnage qui suggère un rapprochement avec l’œuvre de Pauls (et qui pourrait aussi suggérer autant de différences après tout, mais restons en donc là pour l’instant…).
Au final, mais je crois que Chejfec lui-même accepte cette influence, c’est à l’œuvre de l’immense Juan José Saer que le style et le travail temporel développé dans El aire font penser. On retrouve une même préoccupation pour des séquences temporelles bien définie – en temps réel ; un goût identique pour la déambulation dans la ville, une même construction patiente et sans concession du roman de non action, une même importance des éléments et de l’extérieur en général (ville, nature, pluie, vent, lumière, etc…). Chejfec semble bien s’approprier certains des terrains conquis par Saer, mais il écrit depuis une perspective historique différente, où l’idée d’une œuvre accomplie, fermée, ne lui apparaît pas possible [4]. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas ici équilibre formel, au contraire : en refermant El aire, on est admiratif devant une organisation aussi maîtrisée. Thème et variations se posent et se rencontre avec aisance, les symétries et les contrepoints entrent et sortent du champ toujours à point nommé. Mais cette maîtrise est discrète, jamais démonstrative (tentation que je subodore parfois chez Pauls, qui semble par moments fasciné par sa propre virtuosité, ou pour le moins se délecter d’avance des bananes qu’il va jeter sous les pieds de ses personnages), et pour le coup d’autant plus judicieuse qu’elle n’impose rien au lecteur. L’impression que nous laisse ce livre est à l’image de son style : éthéré et profond, subtil mais avec suffisamment de corps pour laisser une trace durable.

Notes :

[1] : Revista Teína N°20 Febrero 2009
[2] : Revista De Letras ; 16/01/2009.
[3] : Julio Cortázar, L’examen (Trad. J.C. Masson), Denoël & d’ailleurs, 2001.
[4] : Là, je paraphrase éhontément certains propos de Chejfec dans la même interview Teína.