Frank Wilhelm
Gide, le contemporain capital
Entretien en marge d'une soirée autour d'Aline Mayrisch et Gide à l'Institut Pierre Werner
INTERVIEW: FRANCK COLOTTE
Pour conclure l'exposition «André Gide et les siens» initiée par l'Institut Pierre Werner, Frank Wilhelm et Cornel Meder ont parlé hier soir à Neumünster d'Aline Mayrisch, évoquant ce «couple improbable et complice» que formait cette altruiste tourmentée avec Gide, l'intellectuel égotiste. Cornel Meder a présenté son projet de recueil des Ecrits d'Aline Mayrisch, une somme qui devrait faire date sur la voie d'une connaissance approfondie de l'«esprit de Colpach». Nous avons interrogé Frank Wilhelm en prélude à la rencontre d'hier soir à l'IPW.
• Selon vous, quelles perspectives littéraires et culturelles la correspondance André Gide - Aline Mayrisch offre-t-elle au Luxembourg ?
La correspondance entre Aline Mayrisch-de Saint-Hubert et André Gide, éditée par Cornel Meder et Pierre Masson (Paris, Gallimard. 2007), révèle la complicité inattendue entre un auteur imbu de lui-même qui tend tout entier vers une carrière littéraire d'intellectuel conscient de sa valeur et une autodidacte intuitive à laquelle la société de son temps interdisait l'émancipation scolaire et mentale, et qui a trouvé dans l'engagement social et humanitaire un terrain digne de sa vocation. Cette relation épistolaire représente, pour le Luxembourg encore si étriqué d'il y a un siècle, un appel d'air salutaire. On y découvre la génération d'après la Première Guerre mondiale aspirant à la réconciliation franco-allemande, en même temps que le désir d'aller à la découverte de la sensualité et du monde culturel. Gide et Mme Mayrisch furent cosmopolites dans l'âme, l'un prônant une perpétuelle disponibilité d'esprit, l'autre se prétendant «de nulle part et de partout». Grâce à leurs lettres, on a l'impression d'assister à leurs entretiens, à leurs affinités, à leurs complicités. Certains de mes étudiants à l'Université du Luxembourg ont consacré des travaux à ce sujet.
• Avec Goethe et Hugo, Gide fut de ces écrivains qui eurent des liens étroits avec le Luxembourg. Que symbolisent ces trois auteurs?
Goethe, c'est le type solaire, olympien qui, au milieu même de la guerre et de ses misères - la campagne de France en 1792 - trouve moyen de célébrer l'esprit et de projeter dans le site et la forteresse de Luxembourg un tableau de Poussin. C'est aussi l'auteur du Werther, décanté par l'âge et devenu classique par le biais, notamment, de son séjour en Italie. C'est encore l'Allemand amoureux d'une France - Strasbourg - aux affinités teutones, tout comme Hugo - nom germanique - se disait d'origine allemande et fut pourtant si Français. Deux auteurs qui symbolisent l'Europe de Charlemagne, mais aussi celle d'Adenauer et de de Gaulle, avec le dualisme complémentaire de la germanité et de la francité si éloquent pour un Luxembourgeois. Deux écrivains dessinateurs, l'un classicisant, l'autre romantique en diable. «Hugoethe», comme les appelle Jean-François Prévand en souvenir de leur séjour à Luxembourg à quelques lustres de distance, dans la pièce que les Amis de la Maison de Victor Hugo à Vianden lui ont commandée en 2002 pour le bicentenaire de Hugo. Quant à André Gide, Prix Nobel de littérature en 1947 - mon année de naissance -, c'est «le contemporain capital» qui a contribué à faire du cercle de Colpach animé par les Mayrisch un lieu où soufflait l'esprit, comme l'abbaye d'Echternach l'avait été au Moyen Age.
• Qu'est-ce qui vous fascine chez Gide?
Ma première rencontre avec Gide était «La Symphonie pastorale», lecture obligatoire pour les élèves de l'enseignement secondaire luxembourgeois encore fort marqué par le catholicisme, dans les années 1960. Or là, on entrait de plain pied dans l'univers de la religion réformée, avec un pasteur marié et rival amoureux de son propre fils, avec une jeune femme aveugle mais étrangement allumeuse, tout cela dans une atmosphère confinée due en partie au décor suisse. Les contraintes, les obligations, les rituels auxquels les personnages sont soumis me rappelaient pourtant l'éducation aux valeurs très codifiées que l'on nous inculquait à nous. J'ai aussitôt enchaîné avec la lecture de «L'Immoraliste», plus exotique, mais à la thématique pareillement exigeante, puis de «La Porte étroite», récit là encore sous le signe de la soumission à un ordre moral externe à intérioriser. Puis ce fut la découverte des «Nourritures terrestres», si bibliques et si libertaires en même temps, comme un chant d'affranchissement lyrique. Je lus aussi «Les Caves du Vatican», dont, pourtant, mainte subtilité m'échappait. J'étais sensible à l'appel à l'affranchissement que ces œuvres véhiculaient, mais aussi à leur leçon de rigueur et de dépassement de soi, dans un langage des plus classiques, voire archaïsant, aux délicieux subjonctifs à l'imparfait, à la syntaxe compliquée d'inversions et de mises en évidences et de mille et une nuances psychologiques et allusions mythologiques. Le fait que Gide ait été l'ami de Mme Mayrisch et de son mari - comme éclaireur de la FNEL[*] libérale, je connaissais évidemment Emile Mayrisch - pimentait encore l'intérêt que je portais à l'auteur des Faux-Monnayeurs, thème encore moralisant dans un scénario proche du roman policier et traité sur le mode de la mise en abyme. Dieu sait si, depuis, je médite sur le fameux «II est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en montant» (et pas seulement quand je fais du vélo). Bref, le côté sulfureux de Gide, même son plaidoyer en faveur de l'homosexualité - je ne voyais pas encore que celle-ci pouvait aussi impliquer la pédophilie, si révoltante -, son sens de la discipline mais encore sa réflexion sur le processus créateur m'orientèrent définitivement vers les études littéraires, encore que j'aie eu du mal à lui pardonner son «Victor Hugo, hélas!» J'avais devant moi des dizaines d'années pour essayer de concilier deux auteurs aussi différents, aussi divergents, qui - pour reprendre un mot gidien
- «ne m'offrent plus précisément de surprise, mais du moins un constant ravissement».
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* Fédération nationale des éclaireurs et éclaireuses du Luxembourg, organisation scout fondée vers 1914 et à laquelle les Mayrisch apportèrent leur soutien financier. Leur fille Schnoucky Viénot-Mayrisch en fut une «grande animatrice et bienfaitrice du mouvement guide pendant de nombreuses années».