Édouard Manet (Paris, 1832-1883),
Le chemin de fer, 1873
Huile sur toile, 93,3 x 111,5 cm, Washington, National Gallery of Art
[Don de Horace Havemeyer en mémoire de sa mère, Louisine W. Havemeyer ;
image en très haute définition ici]
Les publications éditées par Mirare dans le cadre de la Folle journée 2013 ont été pensées avec une intelligence que l'on ne
peut que saluer. Le principe de proposer, aux côtés de pièces très fréquentées, des échappées vers d'autres plus rarement exécutées, y compris dans le disque officiel de cette manifestation
signé par Anne Queffélec et chroniqué ici, qui semble avoir été choisi comme ligne éditoriale nous offre, en effet, de belles surprises. Au nombre de celles-ci
nous arrive le nouvel enregistrement du Quatuor Modigliani, qui fête ses dix ans en nous proposant un parcours en compagnie de trois quatuors français, ceux, très connus, de Claude Debussy et
Maurice Ravel et le plus négligé Opus 112 de Camille Saint-Saëns.
Une décennie tout juste sépare la création des œuvres composant ce programme qui illustre bien la coexistence, dans la France
du dernier quart du XIXe siècle et ce dans toutes les disciplines artistiques, de tendances que l'on définira, par commodité et au prix d'une
extrême simplification, comme « conservatrices » d'un côté et « progressistes » de l'autre, les avancées des uns provoquant le scepticisme et l'irritation des autres, comme
le démontrent, par exemple, les résistances à l'impressionnisme en peinture ou au symbolisme en littérature.
Considéré comme un des fers de lance de la modernité musicale, Claude Debussy fit créer son Quatuor à cordes en sol
mineur, auquel il donna le numéro parfaitement fantaisiste d'opus 10, par le Quatuor Ysaÿe, le 29 décembre 1893 à la Société nationale de musique, institution fondée en 1871 par Romain
Bussine et Camille Saint-Saëns pour défendre les compositeurs français et dont les ambitions se trouvaient parfaitement résumées par la devise qu'elle s'était choisie, Ars Gallica.
Cette première fut accueillie de façon mitigée, notamment par Ernest Chausson, pourtant un des fidèles soutiens de Debussy mais qui estimait que sa partition
manquait de bienséance. Il faut dire que l'adoption de la forme quatuor est la seule vraie concession à la tradition faite par un compositeur qui, s'il n'oublie ni le modèle d'Edvard Grieg et
de son Quatuor en sol mineur opus 27 (1878) pour le traitement du premier mouvement du sien, ni César Franck dont il reprend, en l'adaptant de manière personnelle, le principe de la
forme cyclique, entend creuser son sillon à sa guise. Ainsi l'Animé et très décidé qui ouvre cet Opus 10 s'emploie-t-il à éviter toute impression de régularité en multipliant les
thèmes secondaires, tandis que le Scherzo noté « Assez vif et bien rythmé », s'occupe à fractionner, à grands renforts de pizzicati et jusqu'à sa presque désagrégation, le
thème qui le structure. Centre émotionnel de l’œuvre, l'Andantino en ré bémol majeur, indiqué « doucement expressif », est aussi diffus que ce qui l'a précédé était acéré,
cette sensation d'impalpabilité gagnant le Très modéré qui introduit le finale avant que celui-ci s'enflamme, en retrouvant la tonique, en un Très mouvementé débordant de
fougue.
« Si je n'avais pas fait ce quatuor, les esthéticiens auraient tiré de cette lacune un tas de déductions, ils auraient
découvert dans ma nature pourquoi je n'en avais pas écrit et comment j'étais incapable d'en écrire ! N'en doutez pas, je les connais. Et tant que cette besogne nécessaire n'était pas
effectuée, j'avais peur de partir trop tôt, je n'étais pas tranquille. Maintenant tout m'est indifférent. » Comme bien souvent dans ses écrits, Camille Saint-Saëns choisit l'humour pour
s'exprimer sur son Quatuor en mi mineur dans une lettre qu'il adresse à son éditeur, Auguste Durand. Même si la musique de chambre a toujours constitué pour le compositeur un terrain
d'élection, on peut dire qu'il a pris tout son temps pour aborder le quatuor puisqu'il a attendu l'âge respectable de 64 ans pour écrire et faire jouer aux Concerts Colonne, le 21 décembre 1899 par le décidément incontournable Quatuor Ysaÿe, son premier essai dans ce genre. Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un musicien nourri
par une fréquentation assidue des classiques, il n'y procède à aucun bris des formes établies, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y fait pas, pour autant, entendre une voix singulière, tout au
contraire. En effet, dès l'introduction Allegro avec sourdines qui ouvre l’œuvre dans une atmosphère de confidence, on sait que ce que l'on va entendre sera autre chose qu'un exercice
académique où l'on tire à la ligne, sentiment immédiatement confirmé par le Più allegro qui déploie une fièvre toute romantique et une tension sans répit qui surprendra ceux qui
estiment, à tort, que Saint-Saëns n'est qu'une vieille barbe barbante. Le Scherzo qui suit est une page étonnante, pleine, elle aussi, d'une énergie farouche, mêlant en un mélange qui
ne manque pas de piquant inspiration populaire et savante écriture fuguée, tandis que le Molto adagio en la majeur, d'un lyrisme frémissant mais contenu, vient rappeler le compositeur
d'opéra. Retrouvant mi mineur, l'Allegro non troppo final exploite les possibilités de la forme rondo et réserve au premier violon, vedette de toute la partition, un rôle presque
concertant ; cependant, malgré son caractère brillant, cette conclusion ne dissipe pas complètement les lueurs inquiètes qui auront traversé un quatuor aussi parfaitement construit
qu'imaginatif et attachant.
Achevé en avril 1903, dédié à son « cher maître » Gabriel Fauré et créé le 5 mars 1904, le Quatuor en fa
majeur de Maurice Ravel fut accueilli avec la même circonspection que celui de Debussy, qui ne fut d'ailleurs pas sans avoir une certaine influence sur son cadet. L’œuvre apparaît comme une sorte de synthèse entre tradition et modernité, ce qu'incarne parfaitement son premier mouvement, de forme sonate régulière et dont le premier thème
sonne effectivement de manière très fauréenne, qui se meut dans les sphères paisibles de sa tonalité principale, dont il exploite merveilleusement bien la luminosité diffuse et la fluidité. Les
choses changent ensuite graduellement en imposant une toujours plus grande originalité, le deuxième mouvement jouant, avec une dextérité empreinte de malice, de l'opposition entre les épisodes
rythmiques jouées par les cordes en pizzicato et ceux plus effusifs où elles le sont avec l'archet, tandis que le troisième, noté « très lent », possède les accents d'une rêverie très
personnelle avec ses épisodes chantants entrecoupés de passages traités en récitatif et son atmosphère à la sérénité traversée d'éclairs passionnés, et que le finale réutilise les deux thèmes
du premier mouvement en les bousculant à coups d'instabilités rythmiques qui vont leur conférer toute l'énergie nécessaire pour que cet ultime épisode s'achève sur une note de jubilation
presque féroce.
Pour servir ces trois pages au tempérament et aux ambitions bien différents, mais entre lesquelles circule néanmoins un esprit
commun, il faut de fins musiciens, en mesure à la fois de faire preuve de souplesse pour s'adapter à la personnalité de chaque pièce et de cohérence pour montrer qu'elles sont l'émanation d'un
même moment du temps vu au travers de prismes différents. Le Quatuor Modigliani prend ce pari et le remporte haut la main dans un disque supérieurement pensé et réalisé, qui rend justice avec
le même engagement aussi bien aux partitions de Ravel et Debussy, consacrées par la postérité, qu'à celle de Saint-Saëns dont on espère que l'excellence de la lecture qui lui est consacrée ici,
dont on déplore seulement qu'elle ne se soit pas attachée à honorer également le Quatuor n°2 en sol majeur (opus 153, 1918), qui aurait pu trouver avec bonheur sa place sur le second
CD, va l'installer durablement au programme des concerts. L'interprétation que les quatre musiciens livrent de ces pièces se distingue par une grande finesse de touche, une élégance sans une once d'affectation et une retenue expressive qui
siéent parfaitement à l'esprit de la musique française, d'autant que ce parti-pris de raffinement légèrement distancié, qui se situe à l'opposé de la conception vigoureuse jusqu'à parfois
frôler une certaine brutalité du Quatuor Ébène (couplage Debussy/Fauré/Ravel, Virgin, 2008), ne s'accompagne d'aucune absence de tension ou de passion, bien au contraire. Un des mots qui me
semble peut-être le mieux définir l'approche des Modigliani est celui de clarté, car il me semble qu'ils ont effectué un travail considérable en termes de netteté des lignes et des
articulations, notamment par un contrôle du vibrato dont nombre de leurs collègues gagneraient à s'inspirer ; force est de constater que cet allègement des textures n'induit aucune perte
de matière ou de couleur sonore, mais qu'il donne au contraire à entendre nombre de détails et de teintes qu'un trait plus épais a tendance à empâter ou à noyer. Si l'on ajoute à tout ceci de
vraies qualités d'écoute mutuelle et une complicité évidente, un soin tout particulier apporté aux équilibres entre les pupitres et à la finition instrumentale, ainsi qu'une sensibilité exempte
de tout sentimentalisme, on ne peut que saluer cette entreprise comme une complète réussite, servie par une prise de son tirant le meilleur parti d'une acoustique très légèrement réverbérante,
qui marquera sans nul doute une étape importante dans l'évolution de cet encore jeune quatuor.
Compte tenu de la richesse de la discographie des Quatuors de Debussy et de Ravel, il ne saurait être question, bien sûr, de
parler ici de version de référence, notion à ne manier d'ailleurs qu'avec les plus extrêmes précautions, mais il me semble que lecture du Quatuor Modigliani se place dans les meilleures de la
discographie récente, tandis qu'elle s'inscrit au sommet de celles, plus rares, du Quatuor en mi mineur de Saint-Saëns. Je recommande donc chaleureusement cette réalisation qui révèle
les réelles affinités que ces jeunes musiciens entretiennent avec la musique française, sur laquelle on espère qu'ils seront encouragés à se pencher à nouveau dans les années à venir.
Claude Debussy (1862-1918), Quatuor à cordes en sol mineur opus 10, Camille Saint-Saëns (1835-1921),
Quatuor à cordes n°1 en mi mineur opus 112, Maurice Ravel (1875-1937), Quatuor à cordes en fa majeur
Quatuor Modigliani
2 CD [durée totale : 84'49"] Mirare MIR 188. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté
en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Claude Debussy, Quatuor en sol mineur :
[III] Andantino, doucement expressif
2. Camille Saint-Saëns, Quatuor en mi mineur :
[II] Scherzo : Molto allegro quasi presto
3. Maurice Ravel : Quatuor en fa majeur :
[IV] Vif et agité
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Debussy . Saint
Saëns . Ravel | Compositeurs Divers par Quatuor Modigliani
Illustrations complémentaires :
Marcel Baschet (Gagny, 1862-Paris, 1941), Claude Debussy, 1884. Pastel, pierre noire et encre de Chine sur papier,
29,6 x 26,1 cm, Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon (cliché © RMN-GP/Gérard Blot)
Pierre Petit (Aups, Var, 1831-Paris, 1909), Camille Saint-Saëns, 1900. Photographie, 14 x 9 cm. Paris, Bibliothèque
Nationale de France
Pierre Petit (Aups, Var, 1831-Paris, 1909), Maurice Ravel, 1907. Photographie, 14 x 9,5 cm. Paris, Bibliothèque
Nationale de France
La photographie du Quatuor Modigliani est de Romina Shama, tirée du site de Solea Management.