Un bronze hyper réaliste de 5 mètres de haut, aérien et brutal, élégant et vicieux. Il pèserait plusieurs tonnes et il semble si léger, en danger de déséquilibre. Quelque chose de géant qui transpose en dur l’incroyable impact fantasmatique de la scène. Enfin, en une exagération votive qui me dérange, qui devrait déranger. À moins qu’elle ne soit feinte, la dimension votive ? La précision du rendu, peut-être, insinue le regard critique de celui qui a passé à la loupe l’enchaînement des mouvements, pour tenter de comprendre par empathie morbide, fascination pour cet entrechoc viril. Reconstituer les faits, faire la preuve que ces deux mâles ne pouvaient que se cogner l’un l’autre, entraînés dans une dynamique musculaire qui les dépasse. La différenciation entre les deux individus, une star et l’autre pas, machines athlétiques de muscles, disparaît sous une teinte d’armure monochrome sombre, mais de près l’on distingue le détail des maillots et la singularité des êtres affrontés, dont les noms sont inscrits au dos des joueurs. Les deux corps sont lisses comme ces statuettes religieuses trop caressées par les croyants qui les prient d’intercéder en leurs faveurs. Ce lisse mat correspond à l’usure du sujet trop vu, trop entendu, trop chanté, trop discuté et commenté pour présenter encore quelque aspérité qu’il resterait à décoder. Reflet de la manière dont les médias épuisent les contenus, les rejettent une fois vidés sans pour autant avoir produit quelque compréhension que ce soit à leur propos. Il n’y a aucune erreur possible quant à la scène reproduite. C’est ce qui fascine et c’en est peut-être même effrayant de voir la place qu’elle occupe dans l’inconscient collectif. Elle a envahi tous les écrans, en boucle, elle s’est infiltrée dans tous les espaces mentaux. Peut-être commençait-elle à faiblir, s’effacer, et la revoilà en trois dimensions, monstrueuse. Tout le monde la reconnaît avec un sourire amusé. Est-ce alors autre chose qu’une gigantesque anecdote internationalisée devant laquelle d’innombrables touristes rigolards viennent se photographier comme ils le feraient au Musée Grévin ? (En ce y compris le joueur italien venant posé devant son sosie et celui de son agresseur.)
Mais ce n’est probablement pas aussi innocent que je le pensais initialement puisque le milieu officiel du football organise des pétitions réclamant le retrait de la sculpture. Le monde du football, à l’instar d’une organisation religieuse qui se sentirait bafouée dans ses principes par la représentation jugée caricaturale de ce qu’ils font subir aux corps, exige la censure d’une œuvre d’art. Il faut que soit caché ce geste haineux parfaitement accompli avec un naturel confondant. Non pas une simple perte de contrôle colérique donc, mais probablement le plus beau, le plus abouti d’une interminable série d’autres coups de pieds, avec ou sans crampons bien placés dans la chair d’autrui, mais aussi de coups de genoux, de coudes et autres vacheries qui émaillent la pratique banale du football. Les traumatismes qui en découlent génèrent un flux important d’activités dans les infirmeries, les hôpitaux, les centres de rééducation et obligent la médecine du sport professionnel à être toujours plus performante. Ce geste est sourd-muet pour nous, accompli comme si les caméras n’existaient pas, comme s’il pouvait fuser sans témoins, échapper aux radars. Dans un angle mort. Mais il ne faut pas oublier l’invisible qui précède le geste et surtout l’inaudible qui enveloppe directement ces scènes d’accrochage. Il faudrait disposer de la bande-son des échanges d’injures qui circulent sur le terrain avec autant d’adresse que le ballon. On en suppose l’existence par quelques témoignages indirects. Elles justifieraient ces actes guerriers qui ont tous des relents d’homophobie, de racisme, d’intolérances communautaires ou religieuses, de jalousie de classes de parvenus, « ta mère », enculé » et autres «macaque » ou « bougnoule ». Et si toute la virtuosité déployée pour attirer l’attention sur la balle qui passe, circule magiquement en de magnifiques mouvements distribués, n’avait comme finalité que l’occultation du vrai but, se frapper volontairement, blesser l’autre !? La sculpture noire fait saillir le négatif de tout le discours lénifiant sur les valeurs intégratives du football, le sport d’équipe comme gestion des conflits intercommunautaires, solution à la violence dans les cités frappées par une économie capitaliste destructrice du social. Le football, de par sa popularité, n’a-t-il pas été désigné comme la voie idéale pour se construire une identité en phase avec les attentes ambivalentes d’une société tolérante, intégrante, en recherche de multiculturalisme !? Au même titre, mis sur un pied d’égalité voire supplantant – même si implicitement considéré comme une solution pour les citoyens de seconde catégorie -, le rôle des institutions culturelles, civiques et religieuses. Se substituant quasiment, par le biais populiste le plus fulgurant et le plus porteur de pessimisme pour l’avenir, à ce qui tenait lieu de discours de politique culturelle.
Cette scène héroïque est directement liée, sortie toute chaude , tête la première, de la matrice d’une énorme compétition mondiale. Le dispositif somptuaire de cette dernière exacerbe, paradoxalement dans un contexte de mondialisation, les appartenances nationales et surtout nationalistes et offre une apothéose planétaire aux organisations de supporters, parmi les dernières institutions bien pourvues de frontières protégeant contre ceux qui n’en sont pas – et permettant surtout de les défier depuis un espace strictement homogène, pur et sectaire, où rien des composantes humaines ne se mélange. Zidane et Materazzi en martyrs de la religion foot révèlent peut-être finalement le négatif du discours dominant sur le foot comme étant ce qui devrait crever les yeux. Un choc sidérant, hérétique, qui sublime ce sport, de manière tout de même abusive (à la manière des prises de pouvoir totalitaires), en symptôme global de ce qui arrive au monde, un concentré crasse de tout le conflictuel entre les peuples et les parties du monde, riches et pauvres, ce qui les a opposé, ce qui essaie de cicatriser et se déchire chaque fois à nouveau, au niveau du local. Et en même temps, ce concentré crasse, totalement déresponsabilisé, infantilisé. Même si c’est donner trop d’importance au football, soit, c’est ainsi. Dans l’économie internationale et vaguement mafieuse du football qui achète des corps –à des tarifs exorbitants proches de ceux pratiqués par le marché des œuvres uniques de l’art le plus spectaculaire -, pour les faire circuler avec plus-value et les attacher à des couleurs et à des terrains spécifiques, les transformer en figures rentables adulées par des communautés en manque de spectacles sacrés – tout simplement de futur -, un quelque chose émerge finalement, serait-ce sous forme de métaphore embrouillée, qui a trait à ce qu’Etienne Balibar appelle les « universalités conflictuelles (universalités religieuses entre elles, et surtout universalité religieuse et universalité civique ou bourgeoise, donc moderne et modernisatrice par rapport aux traditions, aux révélations, aux ascétismes et aux mystiques). » Métaphore embrouillée comme à dessein. Je trouve sidérant de pouvoir introduire une approche du terrain de football comme terrain d’affrontements, théâtre de l’hooliganisme global sur et autour du lieu du foot, par ces lignes qui ouvrent le chapitre « Cosmo-politiques et conflits d’universalités » du livre d’Etienne Balibar, en n’y changeant pratiquement rien : « Les différends relatifs à l’interprétation du rapport entre cultures, religions et institutions publiques sont bel et bien cosmo-politiques, en ce sens, qu’ils cristallisent des éléments venant du monde entier et de son histoire longue au sein d’un microcosme national particulier, ouvert et instable. Dans les conditions d’aujourd’hui, plus on cherche à fermer sur lui-même un problème « national », plus en réalité on le dénature et on le déstabilise. Telle est évidemment la logique des troubles qui éclatent dans ce qu’on pourrait appeler des « banlieues-monde », où les conséquences des migrations, des diasporas, des colonisations et des décolonisations ont banalisé la rencontre des héritages culturels et des religions, donc leurs conflits, sur le fond de gigantesques inégalités de statut social et de reconnaissance institutionnelle. Mais c’est toute la formation sociale qui est, en réalité, concernée. » (Etienne Balibar, Saeculum. Galilée, 2012)
Le lien entre l’œuvre et cette citation de Balibar peut ne pas sembler explicite, mais le contexte qui confère une telle importance à cette passe d’armes du Mondial 2006 s’imbrique bien dans ce que cernent les phrases du philosophe. Y trouve une chair, une palpitation. Et peut-être que cette thématique ainsi balancée peut (me) servir de cadre réflexif pour aborder d’autres œuvres d’Adel Abdessemed, carcasses de voitures, barque échouée de migrants désespérés, Christ en barbelés acérés (…) pour déjouer la méfiance qu’elles m’inspirent en semblant trop proches, trop immédiatement liées aux actualités et à l’industrie des visuels pour télévision et donc comme compromises par le fonctionnement sensationnaliste de l’actualité façadiste. Comme trop réactives, prisonnières d’une exigence « en temps réel », « pour être dans le coup », selon le même processus qui désynchronise le politique et sa mission première de penser en profondeur un projet de société commun. « La désynchronisation prend la forme d’une hétérogénéité radicale des temporalités auxquelles la politique ne parvient plus à faire face : accélération des sciences et des techniques (notamment de l’information et de la communication), temps court de la décision politique, rythmes de la délibération démocratique et du débat social ou sociétal. Le souci de la rapidité, de la réaction « en temps réel » l’emporte sur la construction de projets à long terme et les décisions politiques apparaissent plutôt comme des réponses politiques circonstancielles à des pressions extérieures, au nombre desquelles il faut évidemment compter celles qui, émanant des médias, entendent transformer chaque décision en « nouvelle de dernière heure ». la distorsion croissante entre le temps long de la politique délibérative et le temps court de la politique décisionnelle creuse encore le paradoxe puisqu’il faut décider de plus en plus vite de ce qui va entraîner – notamment en raison de l’accélération technologique – des effets à très longue portée. » (Myriam Revault d’Allonnes, La Crise sans fin, Seuil 2012)
Si la configuration des œuvres exposées au Centre Pompidou accrédite cette impression d’une constellation de coups rapides, pour que l’artistique percute d’urgence et en temps réel ce qui passe à la une des prompteurs, certaines installations donnent à l’ensemble le recul d’une respiration critique plus ample. Au moins, un doute. L’intervalle entre les œuvres, le réseau de sens parfois même conflictuel entre chaque intervention atténue ce qui pourrait être pris comme de la gratuité et esquisse la possibilité d’une dimension plastique plus profondément délibérative, politique. Il y a d’abord Who’s afraid of the big bad wolf ?, « cet immense bas-relief composé d’animaux naturalisés (qui) renvoie simultanément au martyre de Guernica et aux rêves d’enfance (la peur du loup, les peluches carbonisées)… » (Guide du visiteur, Centre Pompidou). Le geste peut sembler simpliste de réaliser un équivalent de Guernica mais qui étalerait un massacre d’animaux, plus précisément et surtout en enchevêtrement orgiaque et diabolique de carnassiers massacrés, démantibulés, et plus exactement de cette bête qui terrorise particulièrement l’homme, le loup. Ça jubile – le loup est exterminé, inoffensif à jamais, trophées paillasses dont je peux cramer le poil à l’aise – et ça grince – quel désastre, quelle destruction aveugle et sadique du vivant pour une simple phobie, la construction maniaque et séculaire de la peur du loup. En fait « d’aveugle », le bas-relief est parsemé d’yeux fixes, billes de verre qui semblent vivantes du fond de leur au-delà. Et en fait d’animaux empaillés, même si j’ai lu de nombreux commentaires selon quoi l’œuvre serait constituée exclusivement de loups, l’ensemble est plus mélangé, il y a ici ou là des groins pas très canins, des oreilles de lapins, des têtes de bouquetins (ou chevreuils ou biches) affolées. L’ensemble est sans âge, de loin on pourrait imaginer la paroi obscure d’une grotte, sculptée, moulée, ou une tapisserie miteuse, remisée dans les greniers d’un vieux château, à la gloire des loups-garous, ou encore l’impression confuse du premier regard balayant l’intérieur terreux d’un ossuaire, refusant quelques secondes d’identifier ce qu’il reconnaît pourtant. Mais la simplicité du détournement de sens d’un tableau hyper célèbre a aussi l’évidence de rappeler que l’horreur des hécatombes doit être considérée, et de plus en plus, à l’échelle de l’ensemble du vivant et plus uniquement dans les limites de l’histoire humaine.
La barque d’émigrants échoués, probablement morts en mer ou repêchés in extremis, est suspendue en l’air comme portée par la grue du chalut qui l’a extraite des flots. Mais aussi comme ces barques représentées ou exhaussées telles quelles dans la nef centrale de certaines églises ou chapelles côtières, en souvenir de marins perdus en mer. Ex-voto ambivalent qui attise la culpabilité (dans la mondialisation nous sommes tous liés les uns aux autres, nous sommes tous complices des forfaits d’une économie dont nous tirons un meilleur profit que d’autres). L’œuvre a ce geste charitable (dans le bon sens du terme) de créer une égalité entre « nos » marins avalés par les flots et ces « marins » d’un nouveau genre qui s’embarquent par désespoir en espérant accoster un meilleur monde, le nôtre (autrefois, c’est nous qui expédions des explorateurs vers de possibles rivages prospères). Ce sont des marins de même valeur dont le sort doit nous affecter comme relevant de la même histoire universelle des migrations et être célébrés avec les mêmes soins. Du coup, la barque débordant de sacs-poubelles informes – une cargaison d’existences sans valeurs, de corps bons à jeter, détritus d’une humanité qui n’a plus de place pour tout le monde -, malgré son évidente photogénie et son raccourci esthétique, frappe autrement plus juste. La place d’où l’on regarde est bien définie : nous ne sommes pas dans la chaloupe, nous ne faisons pas partie de ceux qui confient leur destin à d’aussi improbables esquifs et c’est la raison pour laquelle il est difficile de considérer l’objet, là, comme une œuvre d’art légitime pouvant être achetée, revendue, prêtée à différents exposants, au bénéfice d’un seul, artiste ou collectionneur d’art. L’œuvre est au croisement de quelque chose déjà trop montré, trop vu et d’une autre chose irreprésentable. En même temps, la relation esthétique à ce drame actuel des flux migratoires, rendu presque banal, indolore et invisible par la couverture médiatique, parce qu’elle pose problème en activant le plaisir ici déplacé de trouver beau ce qui ne peut pas l’être, favorise une autre réflexion, complexe, incluant cette part de culpabilité mondialisée. Sollicitant tout l’appareil du sensible grâce à la portée métaphorique de la mise en scène qui nécessite plus d’engagement pour sentir ce qu’il y a là devant que ne l’exige le défilé télévisuel d’images horribles, l’œuvre d’Adel Abdessemed permet de dégager la longue généalogie historique de cet épisode épouvantable de l’actuelle mondialisation : « Il n’y aurait pas de société mondialisée s’il n’y avait pas eu un procès pluriséculaire de « mondialisation du monde » dont les forces motrices ne furent pas seulement des processus capitalistes anonymes d’accumulation et de marchandisation, mais des histoires d’empire, de colonisation et de décolonisation ou de néocolonisation – donc des histoires de maîtrise et de servitude. Mais il nous faut aussi étudier dans sa composition propre le mixte social, culturel et religieux qui a été produit par cette histoire et qui, désormais, se développe en enjambant les vieilles frontières. » (E. Balibar, Saeculum, Galilée 2012)
Les sacs-poubelles expédiés, sans vergogne, en mer pour y disparaître, voisinent avec quatre crucifiés tressés de barbelés hérissés de lames de rasoirs. Cette série s’intitule Décor, un titre qui détourne l’attention de la spécificité du représenté en suggérant qu’il soit considéré comme un matériau, spirituel et physique, une institution qui nous enveloppe de son tranchant et que nous enveloppons fatalement du nôtre, qui caractérise surtout la pièce dans laquelle nous jouons, au quotidien, toujours confrontés d’une manière ou d’une autre aux résidus incarnés de la parole du Christ (des croyants, des croyances, des incroyants). C’est une image redoutable de la passion jamais apaisée, non plus quelques engins de torture localisés, comme une couronne d’épines perçant la peau et l’os des tempes, mais un corps entier fait de réseaux aiguisés qui lacèrent l’ensemble de son pourtour et de fond en comble. De ces fils qui partout dans l’histoire moderne a servi à isoler les populations à asservir, humilier, rayer de la carte. C’est aussi le tableau de suppliciés enfermés dans l’irrésolution de leurs tourments – et donc des nôtres car, à l’image du Christ dont ils imitent le calvaire, ils prennent sur eux ce qui du religieux nous tourmente – puisque leur porter secours reviendrait à se couper, perdre soi-même des lambeaux de chair, s’amputer. Ils ne sont pas à prendre avec des pincettes. Cela donne une idée assez juste, horrible, du problème insoluble que le religieux en crise, comme une bombe à retardement, pond actuellement au cœur de l’évolution du monde dont la modernité repose sur la laïcité, en s’emparant partout des corps pour les déchirer : « Il est vrai cependant qu’un thème qui n’est jamais indépendant du sexe (ou du désir qu’il structure) traverse en un sens toutes les différences anthropologiques et la question sans cesse déplacée à laquelle elles donnent lieu : c’est le corps comme puissance vitale et surtout comme instrument ou enveloppe d’une âme qui l’enveloppe à son tour, comme beauté et obscénité ou abjection, comme condition « vulnérable » (Judith Butler) ou « asservie » (Bertrand Ogilvie). De sorte que peut-être j’aurais dû – en pleine continuité avec le débat sur le trouble que le voile islamique a produit dans l’institution séculière – poser que ce qui fait problème dans et pour la religion, mais aussi par elle, c’est l’usage signifiant du corps par des sujets, toujours évidemment dans le cadre d’une certaine « perception » réciproque. » (Etienne Balibar) Ce qui me frappe, néanmoins, c’est l’alignement de quatre christs, sans leur croix. Non pas « le » christ mais un multiple de « sauveurs du monde », de torturés « rachetant les péchés du monde » par leur dernier souffle sur une croix. Ce qui va à l’encontre du principe d’un rédempteur unique et atteste que cette passion extrême et sinistre est attendue de beaucoup, au même titre que certaines causes formant de jeunes corps à s’épanouir en terroristes kamikazes. Prosélytisme funèbre.
Dans la même salle, les carcasses de voitures brûlées, symbole de poussées insurrectionnelles qui secouent ponctuellement les banlieues – là où pourrissent et fermentent localement les dividendes négatifs de la mondialisation, économiques, communautaires, religieux, laïcs -, complètent le diagnostic. Ce ne sont pas les épaves authentiques, martyrs automobiles qui auraient été récupérées, déplacées et recontextualisées à la manière d’un ready made. Ce sont des empreintes, leurs doubles symétriques. Elles ont été reproduites à l’identique par moulage et passées au four, cuites. Là aussi, le rendu est magnifique, aboutissement d’un savoir-faire méticuleux et je rabroue un élan admiratif vers ces surfaces et volumes géométriques, cabossés, de table rase, d’objets dépossédés de toutes ses fonctions, rendus étranges. Prêt à devenir n’importe quoi, selon l’imagination. Par rapport aux cadavres issus d’un vandalisme spectaculaire, s’agit-il d’une version aseptisée ? La distance que le processus de création instaure entre l’original et sa copie artistique, impliquant de se coltiner l’objet brut, la matière première calcinée et d’imaginer les techniques de translation, n’est-ce pas ce qui complique idéalement la relation à la casse inacceptable et permet de déjouer les lois du tout réactif ? Parce que l’esthétique, la relation à la possibilité d’un beau dans ce qui ne devrait pas en comporter selon la morale, oblige à revenir à l’essentiel via une expérience sensible, à distance ? Se mouiller. Cette opération n’est-elle pas une passe nécessaire pour transformer le résultat d’un acte qualifié unanimement de grave délinquance et donc nié, bâillonné au niveau du sens et des responsabilités à partager politiquement, en image universelle d’un dysfonctionnement sociétal, plus large et grave, à prendre en considération et à réfléchir ? Ce que rend possible quelques fois l’espace muséal – et qui peut être sa fonction principale – par une mise en scène politique du sensible. Autrement dit, la première réaction qui consiste à s’insurger « ah non, c’est trop facile, prendre ces voitures ruinées, superbement réduites à l’ossature minimale, comme objets esthétiques, trop facile comme acte, trop simple comme geste à prétention politique » est peut-être orientée par le refus instrumentalisé de regarder vraiment ce que signifient ces voitures incendiées, de s’arrêter à l’inqualifiable dégradation violente d’un bien privé hautement symbolique, en refusant de penser plus loin.
(Plus que jamais, je multiplie les « peut-être » et les « peut être ». Je n’avais pas l’intention de m’épancher autant sur le rassemblement de ces quelques pièces d’Abdessemed. Je ne croyais pas que leurs traces en moi allaient susciter autant de mots, de phrases, de recherche… Sans nier le talent manifesté dans la lecture de l’actualité et le don d’en relier politiquement des faits saillants à une histoire artistique et spirituelle, son travail me donnait l’impression d’une fulgurance opportuniste, parfois de brillant gadget plastique. En lisant plusieurs articles dans la presse et sur Internet, dont un blog des Inrockuptibles, il me semble avoir retrouvé trop systématiquement le penchant à douter de la sincérité de l’artiste, un plaisir à accentuer les contradictions entre engagement politique et son statut de vedette du marché de l’art. Comme si la contradiction était un problème en soi. Mais personne ne mettait à l’épreuve – dans ce que j’ai lu du moins -, cette question de la contradiction, en s’y impliquant. J’ai alors considéré ces dénonciations comme très caricaturales, aucun des commentateurs n’engageant un senti personnel, colportant finalement des accusations déjà formulées, en circulation, pour en tirer le bénéfice d’une attitude critique toute faite. Cela m’a conduit à remettre en cause ce qui, dans ma perception, relevait partiellement du même doute.)
La signature de l’exposition est une affiche où l’artiste, léché par des flammes – à moins qu’elles ne jaillissent de lui ? – évoque ces fanatiques désespérés qui s’immolent pour donner droit de cité à leur cause, propager la révolte en d’autres corps semblables au leur. Mais Abed Abdessemed reste impassible, le feu ne l’atteignant pas, même plus, il ne semble pas remarquer qu’il flambe. Forcément, « Je suis innocent » déclare l’affiche, l’air de dire, « si ça brûle, je n’y suis pour rien, je ne joue pas avec le feu ». Le parallèle avec l’immolation permet de différencier le régime de l’art : dans le cas de fanatiques qui cherchent, par désespoir, à propager au sens propre le feu qui les dévore au figuré, religieusement, il y a passage à l’acte avec conséquence extrême. En réaction, l’affiche dit que l’art moderne devrait pouvoir avoir les mêmes effets insurrectionnels, sans destruction du vivant, selon des processus critiques séculaires en chaîne. Contagieux. L’image et le titre renvoient aussi aux procès en sorcellerie dans un parallèle facétieux avec l’accusation d’insincérité et de pacte avec de riches collectionneurs « de droite « : on brûlait les sorcières, ou plutôt on les soumettait à l’épreuve de feu afin de vérifier si oui ou non elles étaient vraiment filles du diable. Réduites en cendres, elles appartenaient au Mal. De chair ignifugée, elles étaient filles du Bien. Peut-être ? (Pierre Hemptinne) – Je suis innocent au Centre Pompidou – Les Inrock - Coup de boule -
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