C’est une nébuleuse lettriste, douce mais ici et là, éraillée, perçante et turbulente, infiltrée dans les plumes du demi-sommeil. L’attraction qu’elle exerce déclenche la lente remontée luminescente vers l’éveil sans que le dormeur ne s’en aperçoive. Pour lui, c’est le choeur du songe, il aimerait s’y incorporer, planeur perpétuel, alors qu’en fait, plus il se persuade de s’y enfouir, plus il s’en éloigne car ce qui l’attire n’est rien d’autre que la surface du jour d’où filtre un torrent joyeux de mots dispersés, en particules désolidarisées, poussières sonores ruisselant dans les airs. Il y perçoit comme la reconstitution précipitée du langage conscient, après une nuit de licence, remise en place approximative du vocabulaire diurne après l’emprise des formes nocturnes, incontrôlables, inconnues. Les paupières mi-closes, peut-être surprend-il une musique secrète, celle d’un espace intermédiaire grouillant, profitant du dernier instant de mélange absolu, entre chien et loup. Juste avant que le langage ne reprenne ses apparences normales d’outil formaté. Une coulée de phrases, ritournelles, mélodies partiellement gommées, réduites à leurs accents toniques, presque simplement une seule tonalité organique enveloppant des corps et des esprits, en mouvement, en marche, en course. Babillement, mais amplifié, flirtant avec des crêtes insoutenables. De ces signaux aériens qui nous paraissent annonciateurs d’une pagaille venue des cieux et qui, pourtant, permettent à leurs émetteurs, les oiseaux migrateurs, de rester groupés, chacun bien en place dans le plan de vol, dans l’organigramme de l’escadre. Près d’ouvrir les yeux, il se rend compte que ce n’était pas un résidu onirique, cela vient de la fenêtre, de la rue. Il se précipite pour voir ce qu’il entendait en songe. Du balcon de l’hôtel, il découvre des trottoirs envahis d’enfants et d’adolescents bavards, groupes scolaires se dirigeant vers le parc, probablement pour une compétition et s’échauffant, se toisant. En même temps qu’il voit, il cesse presque d’entendre, tout s’est dissipé. À part le nombre impressionnant d’élèves qui défilent, plus rien de spectaculaire, tout s’explique, juste le brouhaha d’une cour de récréation. Et l’homme réveillé aspire à réintégrer la masse sombre qui a enfermé en sa gomme immatérielle ce qu’avait de magique le ruissellement de sons sortis de tous ces gosiers.
Quelques heures plus tard. Je n’ai pas reconnu la pièce. Elle n’était que peu encombrée, comme souvent, il fallait chercher ce qui s’y exposait. Un vide tellement blanc que c’était comme de se trouver face à un mur. Une lumière crayeuse aussi dense que du brouillard à couper au couteau. Plus légère. Presque du talc lumineux. Je n’osai pas avancer. Etait-ce à cause du rayonnement étincelant du vide, poudreuse spectrale que je soupçonnais être capable de m’effacer ? Je me demandai s’il était encore permis d’entrer, de marcher. Quelque chose avait changé, de définitif, la pièce n’était peut-être simplement plus visitable. C’est du sol que cela vient. Je regardai mes pieds inhibés, refusant de fouler cette matière, fragile, friable, au motif en chevron. Si j’avance, je vais passer au travers. Il ne faut néanmoins pas plus d’une ou deux minutes pour comprendre qu’à l’habituel parquet de bois s’est substitué un parquet de craies. De ces épaisses craies blanches, professorales, faites pour les grands tableaux noirs, alignées à l’infini. Ce qui m’effraie pourtant n’est pas tellement le risque de casser les bâtons de craie – tant pis si le sol s’effrite sous mes semelles -, que le fait de piétiner – nier, annihiler – un outil conçu pour écrire et dessiner au tableau noir, pour exposer des démonstrations, y tracer des arguments et des schémas cognitifs, des cheminements de pensées, explorer le discontinu qui fait se mouvoir les idées, déceler les constances qui s’installent par sédiments dans la transformation des pensées, élucubrer. C’est cela pour moi le travail au tableau noir. Et derrière chaque mot, chaque phrase, chaque image qui émerge, il y a gribouillis au tableau, effacements successifs, recouvrements. Dès lors que l’on m’invite à avancer et broyer ce qui permet de se projeter sur la surface révélante de l’ardoise noire, une dissociation irréparable du dispositif expérientiel se serait produite. Si mon poids réduit la craie en poussière, je ne pourrai plus jamais m’essayer au tableau effaçable, je suis interdit. Si la pièce là-devant est si vide et perturbante dans son éblouissement calcaire, c’est qu’il reflète un monde sans tableau noir. Radicalement escamoté. Les craies sont dorénavant désoeuvrées, recyclées en parquet livide. Cette lumière clinique parle d’un monde agressif désormais sans surface d’esquisse. Mais, dans la pièce, l’attention se porte alors sur une fuite, un trait sombre, crénelé et disparate, disposé sur une planche blanche encastrée dans le mur blanc. Une ligne pointillée. Un horizon fragmenté. Un alignement de petits cailloux, un chemin de prière ? C’est pour voir ce qui chemine là que, sans plus de précaution, je piétine les craies qui, à ma grande surprise, tiennent le coup, me portent. Sur une planche, une collection de gommes usagées. Très. Elles ont fondu, même, entre les doigts de maniaques du gommage. Certaines en ont pris la transpiration noircie, l’angoisse de trop ou pas assez effacer, sueur de la tension mentale et musculaire de l’effort pour matérialiser la part de correspondance entre sujet et objet qui passe dans tous nos actes énonciatifs. Les risques que l’on prend pour être vrai dans ce que l’on dessine et écrit. Ces objets qui maintiennent ouverte la possibilité de se corriger évoquent l’écriture et le dessin comme formes de véridiction esthétique. Instantanément, je pense à mes gommes. Avec lesquelles, quand il était si important de dessiner ce qui m’entourait, je n’ai cessé d’effacer ce qui ne correspondait pas aux formes que je cherchais à saisir. Ces gommes, ustensiles indispensables toujours à portée de mains, dont la partie qui s’évanouissait en fins déchets souples, brins de plasticine, prenait en quelque sorte la forme de tous les points constituant les lignes avalées, ravalées, renfoncées dans le non-dit, le non formulé. Gommes réelles ou virtuelles, du reste, le travail de la pensée, faite de mots, d’images et surtout d’hybrides étant sans cesse soumis au passage, raisonné ou arbitraire, voulu ou imposé, de divers fluides d’effaçage. La gomme est amputée, au fur et mesure du gommage, de l’équivalent de ce qu’elle supprime du dessin ou du texte, ôtant au passage des parcelles de papier, amalgamées. Ce qu’elle efface la façonne et l’épuise. Ne passe-t-on pas, du reste, plus de temps à effacer qu’à tracer ? Les forces de l’usure qui moulent l’objet gommant résultent des pressions exercées par la main, la manière de tenir, d’appuyer, de frotter, l’énergie que l’on y met, une nervosité idiosyncrasique dans la tentative de saisir ce que l’on ressent selon une sorte de pèche à la mouche. Ces gommes diminuées, elles-mêmes s’effaçant au fil du gommage, sont transformées par ce que l’on renonce à faire apparaître, à révéler, ce que l’on juge non conforme, non correct, pas assez correspondant à ce que l’on cherche à représenter. Elles sont mangées par toutes les discontinuités, sucées par les hiatus qui font progresser une pensée, une idée, une émotion et qui ne viennent pas que de nous, mais subissent les influences d’une grande quantité d’autres biopouvoirs invisibles, normatifs, qui censurent, trient, invitent à gommer ceci ou cela. La partie manquante – déplacée, cachée – de ces gommes est à l’image d’une pensée perdue, d’une image mise à la poubelle ; elle est faite de cette masse cérébrale plastique, gommeuse, par laquelle on cherche à modeler des formes, des musicalités verbales et qui, sans cesse, se trompent, s’égarent, se réajustent, jettent et efface. L’image de tout ce que l’on a écarté, oublié, et qui pourtant nous a été essentiel pour vivre ce que nous sommes. Pour le dessin ou l’écrit que l’on conserve parce que relativement mimétiques avec ce que l’on cherchait à imiter, combien d’esquisses et de ratages ont été jetés sur le papier, puis retirés, repris, recouverts, ne ressemblant à rien !? Plus qu’au produit final jugé valide, je reste attaché aux errements, hésitations, tentatives avortées, viscéralement intéressé par l’espace de médiation des esquisses. Comme l’instant où quelque chose reste possible, où ça remue, où les catégories du sensible et de la pensée échappent aux normes, aux institutions normatives. Ces gommes alignées et, forcément, se prêtant à une étude comparative, sont des spécimens de glandes cérébrales du sensible, organes cachés du contrôle ou de la libération des pensées intérieures, sur l’étagère d’un laboratoire, d’un museum, en attente de prélèvements d’ADN, d’autopsies. Morceaux de chair souillés, bouts de moelle éprouvés de ce qui dans les corps élabore de la pensée par essais et erreurs, le plus extraordinaire étant que ce ne sont pas de vraies gommes, mais des créations de l’artiste (tempera sur argile) ! En elles se cache une part essentielle ambivalente, complexe et toujours cachée, du processus qui engendre notre histoire et la raison dont on s’en fait, toujours à découvrir. Elles portent aussi l’espoir un peu fou, toujours trompé, de pouvoir revenir à une page vierge. Je les trouve hyper émouvantes, chacune étroitement reliée à un individu, un corps, un esprit et une sensibilité singulières. Presque anthropomorphes. Emouvantes comme quelque chose d’anodin, que l’on retrouverait en une autre dimension. Par exemple, comme si je revoyais soudain tous les bics, stylos, crayons que j’ai tenus en main depuis que je suis né pour tracer le désir de retenir et comprendre quelque chose du vivant…
Cette perception de l’œuvre qui semble déterminée par un parcours personnel ne s’impose avec une telle force évidente que parce qu’elle converge avec un courant signifiant plus large, en établissant un lien avec les analyses de la raison moderne que développe Bruno Latour. Les gommes usagées comme reflets d’une vaste problématisation des relations culturelles historiques et mondiales, la preuve qu’aucun dessein n’est conduit à terme sans erreurs, effaçages, reprises. Dans les descriptions minutieuses du coup de force par lequel une certaine philosophie occidentale cherche à imposer le « penser droit », une posture d’autorité qui « dit les faits » et fixe les « substances » pures de toute fabrication, comme ayant toujours été là pour les modernes, le philosophe utilise régulièrement le terme gommer. Dans le sens d’une opération magique qui masque toutes les étapes de la pensée du monde qui ne sont faites que d’hiatus, de discontinuités, de constructions de références et fabrication de constantes et qui finit surtout par camoufler même toute trace de gommage. Il faut faire oublier le travail de la gomme, elle doit se dissoudre, pour la mise en scène d’une pensée qui soit l’équivalent de la matière, du réel. Et pour s’imposer seule manière valable d’exprimer la vie puisqu’elle s’affiche comme coulant de source, transmission par voie directe, sans médiation, de la substance des choses, en dissimulant le fil de l’expérience et ses multiples accidents encourageant la diversité de pensée. Sous ce couvert se trame la construction du fondamentalisme de l’objectivité occidentale, prétention d’une culture qui n’aurait plus rien à gommer. « La recherche des fondements que ne viendraient souiller aucune interprétation, aucune transformation, aucune manipulation, aucune traduction, que ne viendrait corrompre aucune multiplicité, que ne ralentirait aucun cheminement, aurait pu rester une passion au fond assez innocente – puisque de toute façon, en pratique, on a toujours fait le contraire et multiplié les médiations, qu’il s’agisse de science, de politique, de religion, de droit, etc. Mais tout a changé depuis quelques dizaines d’années, lorsque l’impuissance des Modernes à se présenter poliment au reste du monde a fait que celui-ci a cru ce qu’ils disaient d’eux-mêmes ! (…) La modernisation plus ou moins ratée des autres cultures, cela nous amusait plutôt : un chameau devant une usine pétrochimique, et voilà une nouvelle « terre de contraste déchirée », disions-nous en souriant finement, « entre modernité et tradition ». Comme si nous n’étions pas nous-mêmes déchirés, nous aussi, entre ce que nous disons de nous-mêmes et ce que nous faisons ! Mais aujourd’hui tout a changé, « les autres » ont absorbé d’énormes doses de modernisation, ils sont devenus puissants, ils nous imitent admirablement, sauf qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de savoir que nous ne l’avons jamais été… Du coup, notre sourire amusé s’est figé en un rictus de terreur. Il est un peu tard pour s’écrier : « Mais non, pas du tout, ce n’est pas ça ! Vous n’avez rien compris, aucun fondement n’est accessible sans un chemin de médiation, le Vrai surtout, et aussi le Bon, le Juste, l’Utile, et le Bien et Dieu peut-être aussi… » Nous sommes devenus fragiles à faire peur. Terrorisés ? Oui, on le serait à moins. Nous pouvions faire semblant d’avoir été modernes, mais à condition de ne pas être environnés de modernisateurs fanatisés. » (Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, La Découverte, 2012)
Je parcours, comme par effraction, les couloirs d’une école des Beaux Arts, suivant les invitations à découvrir une installation mais, surtout, saisissant le prétexte à renifler ces ambiances de courants d’air d’esthétiques provisoires, faites et défaites, circulation de modèles qui passent de l’un à l’autre, des profs aux élèves, entre élèves, et chaque fois se transforment, dévient, intègrent une part de réinvention, gomment des traces de leurs origines, réécrivent leur généalogie. Ateliers où s’ébauchent des formes non déterminées. Je vois, par des fenêtres, des structures non abouties, empilées dans des coins. Des étudiants portent des toiles pour les exposer, les présenter à un jury, peut-être les recommencer. Des brouillons déposés contre les murs attendent qu’on les reprenne. Des interventions sur les sculptures héritées du passé et qui décorent les jardins ou les halls intérieurs. C’est un lieu où, par excellence, on crée en tâtonnant, en reproduisant, en traduisant ce qui a déjà été fait, copiant, effaçant, affirmant, se trompant. Je suis le fléchage qui me conduit vers Untitled, 2011, Sculptures modelées en argile, œuvres collectives réalisées selon les indications apportées par Urs Fischer. J’y arrive. Grillagé vers la rue, entouré du corps de logis sur les trois autres côtés, le lieu est une cour pavée garnie de socles et de sculptures, avec des jardins à l’abandon où poussent des mauvaises herbes, Et ce que je ressens est d’arriver trop tard. L’œuvre n’est plus à voir. Elle a éclaté en une série d’informes noirs dispersés dans l’espace. Elle a subi une forme d’effacement atmosphérique. Un peu comme les châteaux de sable dont ne subsistent que de vagues contours après la vague. Il y a eu, ici, un ensemble de pièces en argile que la pluie de la nuit précédente a liquéfiées et que les visiteurs ont, ensuite, piétinées, triturées, renvoyées à leur état de matière vague, approximative, sans rien de remarquable, et qui perturbe l’ordonnancement de la cour. Mais, précisément, c’est cela l’œuvre collective, un faux carnage. Le lieu semble saccagé, vandalisé par des ectoplasmes sombres qui salopent son calme cérémonieux, académique. Des modèles ont été balancés par la fenêtre, tournés en dérision, malaxés, écrasés, fondus, gommés, choses incertaines et sales. Et dans ce « défait », ces tas amorphes iconoclastes, se marquent des présences, des intentions, des ressemblances. Des ombres calcinées. Mais aussi des interventions potaches. J’interromps, sans doute à tort, le travail de traduction de la très forte impression causée par cette invasion ricanante de n’importe quoi corrosif quand j’apprends que l’artiste à l’instigation de ce travail collectif est scientologue.
Ailleurs, battements de cœur. Devant On Translation : El aplauso (1999, Antoni Muntandas). Trois grands écrans où tournent en boucle des scènes d’applaudissements, salles de spectacle, public de meeting. Les mains frappent leur cadence avec ferveur. En rythme, mais avec dans l’unisson une certaine anarchie spontanée, cette difficulté à battre en synchronie parfaite. Un même rythme et pourtant une grande diversité de pulsion. Le son est puissant, il prend à la gorge. Et puis, sur l’écran du centre, les mains s’éclipsent et apparaissent des scènes de violence. Colombiennes, mais surtout représentatives d’une mondialisation qui n’en a pas fini avec les dictatures ni avec les choix qui font peser sur la planète la menace d’une destruction totale. Album photo des hiatus et des discontinuités tragiques de la modernité, des trous dans ses prétentions, applaudi par la majorité silencieuse. Les applaudissements ne faiblissent jamais, couvrent les horreurs. Petit à petit, l’oreille entend des effets de camouflage dans le claquement effréné des paumes. Des tensions dramatiques, des lignes qui évoquent le jeu avec la mort des percussions flamenco. Et même, le volume sonore étant relativement agressif, répétitif, un effet de désagrégation assourdissante se propage à l’intérieur des nuées de battements, des masses d’applaudissements disparaissent dans des gouffres, gommées. Et plus on regarde les images simultanées de la réalité sinistre dont le pouvoir totalitaire s’empare des corps et du vivant, plus la musicalité des applaudissements, dans la subjectivité du spectateur, au lieu de couvrir les exactions, déploie ses lamentations. (Pierre Hemptinne) – David Adamo – Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence -
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