Contrairement à ce que pourrait laisser croire ce titre, ni prince ni princesse ne surgiront au détour d’un paragraphe. Il s’agit d’une histoire vraie que j’ai découverte dans l’ouvrage de Nicholas Evans « Ces Mots qui Meurent ».
De plus, contrairement aux contes pour enfants, cette histoire finira mal car à la fin, cette langue des signes meurt.
Autre originalité, nous ne verrons passer que fugitivement et à la fin du texte des interprètes en langue des signes car ils sont (pour une fois!) inutiles.
Mais l’histoire est belle et il aurait été dommage qu’elle demeure oubliée. A travers elle, il s’agit de ressusciter pour quelques instants la langue des signes ottomane qui était partagée par le Sultan, le Grand Vizir, la Cour et ses serviteurs (d’où l’absence d’interprète) de façon qu’aucun secret ne fut éventé.
Istanbul, XVIe siècle : à la cour du Grand Sultan Ottoman
A cette époque, le Sultan voulait des serviteurs dans l’incapacité d’écouter ce que lui-même disait et qui seraient également incapable de révéler les propos échangés, même sous la torture.
Ainsi, en 1554, l’aristocrate flamand Ogier Ghislain de Busbecq visitant la Sublime Porte, rapporte que « les sourds-muets étaient très prisés comme serviteurs auprès des dignitaires turcs. Le vocable turc, dilsiz, « sans langue », était amplement utilisé pour désigner cette catégorie de domestiques, en faveur auprès de la cour ottomane pour de nombreuses raisons. Étant donné qu’ils étaient sourds et muets, même s’ils avaient été témoins d’échanges politiques confidentiels, il n’y avait guère de risque que des ennemis puissent les soudoyer ou les torturer pour qu’ils révèlent des secrets qu’ils n’avaient pas entendus et ne pouvaient conter. »
C’est pourquoi la Cour recrutait activement ces serviteurs sourds et comme un nombre important de malentendants se trouvaient ainsi regroupés au même endroit, ils finirent par développer une langue des signes originale.
Rålamb Costume Book (1657)
« Mutus »
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Le Sultan les embauchait également pour exécuter ses basses œuvres. Dans leur Encyclopédie, Diderot et d’Alembert définissent ainsi les Dilsiz :
« Dilsiz : noms des muets mutilés qui accompagnent ordinairement le grand seigneur quand il va dans les divers appartements du vieux et du nouveau sérail. Ils sont en particuliers les gellaks, c’est-à-dire les bourreaux qu’il emploie toutes les fois qu’il veut faire périr quelqu’un en secret, comme des frères, ou d’autres parents, des sultanes, des maîtresses, des grands officiers. Alors les dilsiz ont l’honneur d’être les exécuteurs privilégiés de sa politique, de sa vengeance, de sa colère, ou de sa jalousie. Ils préludent à quelque distance leur exécution par des espèces de hurlements semblables à ceux du hibou et s’avancent tout de suite vers le malheureux ou la malheureuse condamnée, tenant leurs cordons de soie à la main, marques funestes d’une mort aussi prompte qu’infaillible. »
Les Sultans se succédant ont conservé ce groupe de serviteurs sourds et dévoués en les formant générations après générations à la langue des signes qui avait été mise en place des années auparavant. Mieux, ils les considéraient comme des amis, des confidents car ils se situaient hors de la stricte hiérarchie de la Cour, hors d’un trop sévère protocole.
Les Sultans prirent un tel plaisir à pouvoir converser secrètement avec ces sourds qu’ils apprirent eux mêmes cette langue des signes ottomane. Comme le rapporte Louis Deshayes de Courmenin en 1624 : « Outre tous ceux-là qui sont destinés pour le service du Prince, il y en a plusieurs autres qui servent à luy faire passer le temps, dont les uns s’appellent Dilsiz, c’est à dire sans langues car ils sont muets. Il n’y a rien qu’ils ne fassent entendre par signes beaucoup plus facilement et plus promptement que s’ils parloient. Et ce qui est encore davantage à admirer est, que non seulement ils se font entendre de jour, mais encore de nuit par le simple attouchement des mains et des autres parties du corps. Le feu Sultan Osman prenoit si grand plaisir à ce langage muet, qu’il l’avoit appris et l’avoit fait apprendre à la pluspart de ses Ichoglans et de ses Eunuques. »
Les gens de la Cour ont donc eux aussi appris cette langue soit pour pouvoir partager des moments intimes avec le Sultan soit tout simplement pour lui plaire.
Alors, événement unique dans l’Histoire de l’humanité, via le handicap (la surdité) le silence et l’expression en langue des signes ottomane devinrent la plus haute norme au sein du Sérail.
Rålamb Costume Book (1657)
« Mutus precipuus imperatoris »
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D’autres témoins attestent de la large utilisation de la langue des signes ottomane, tel le diplomate Ottaviano Bon :
« Et il est fort digne d’observation que dans le Sérail, le sultan et ses sujets peuvent raisonner et discourir de toutes choses aussi bien et aussi distinctement, par signes et hochements de tête, que par des mots ; et cela convient fort bien à la gravité de la meilleure sorte des Turcs, qui n’ont cure de babillage. Le même usage est en vigueur auprès des sultanes et autres femmes du Sultan : elles sont pareillement accompagnées de femmes muettes, jeunes et vieilles. Et cela est une antique coutume du Sérail. Ils recueillent autant de muets qu’il est possible d’en rassembler et ce principalement pour cette raison qu’ils tiennent peu convenable pour le Grand Seigneur et guère approprié à sa Grandeur de s’adresser à quelque personne présente sur un ton familier mais il peut de cette manière et de façon plus convenable et domestique badiner et se divertir avec les muets qu’avec les autres membres de son entourage. »
Car il passait pour inconvenant de perturber la tranquillité du Sultan en faisant résonner le fracas de la parole, nombre de courtisans apprenaient aussi à signer. Le silence se devait de régner dans le Palais.
Alors, « la nécessité de ne s’exprimer que par signes en présence du Sultan Mourad porta la langue des muets à son plus haut point de développement : les clignements d’yeux, le mouvement des lèvres, le craquement des dents avaient remplacé la parole. » Joseph Hammer, Histoire de l’empire ottoman (1837).
Autre voyageur, d’Ohsson raconte à la fin du XVIIIe siècle :
« il y a dans chaque Oda trois ou quatre muets (dilsiz) qui ont pour chef le plus ancien d’entre eux, appartenant à la seconde chambrée. Il doit se tenir à la porte du cabinet du Sultan, lorsqu’il est en conférence secrète avec son Premier Ministre ou avec le Mouphti. Les muets portent un bonnet brodé en or, différent pour la forme de celui des autres pages. Ils s’expriment par des gestes rapides, et ce langage est connu des gens du palais, des dames du Harem, du Sultan lui-même, qui d’ailleurs ne fait souvent que des signes de la main pour donner ses ordres à ceux qui l’entourent. Au reste, le Grand-Vizir, le Kehaya-Bey et les Paschas, gouverneurs de province, sont les seuls qui puissent avoir des muets à leur service. »
Mais, à partir de la moitié du XIXe siècle, « l’empereur actuel Mahmoud a détruit ces usages; il a tout changé dans l’état. La révolution ne vient point là du peuple; elle descend du trône: ainsi se fait-elle difficilement; le peuple manque de lumière pour apprécier les bienfaits de ces changements. Déjà les janissaires ont disparu, et les troupes sont armées et habillées à la française. Le sultan sort à pied, sans turban et avec un chapeau sur la tête, une badine à la main. Ses domestiques ne seront plus bientôt ni muets ni eunuques, et ses femmes non seulement ont la liberté de franchir les portes du sérail, mais encore elles sont obligées de se montrer aux promenades publiques. » [Auteur Jésuite] Note sur Constantinople. Lettres Édifiantes et Curieuses concernant l’Asie, l’Afrique et l’Amérique.
Puis survint la 1ère Guerre Mondiale, la fin de l’Empire Ottoman, l’instauration de la République turque par Mustafa Kemal Atatürk (1923) et cette langue disparut à jamais avec ses locuteurs qui moururent ou s’enfuirent pour se préserver des représailles.
Malheureusement, de cette longue et illustre histoire (500 ans), nous n’avons que des témoignages visuels rares et fragmentaires de signes individuels et aucune description verbale détaillée. Il était encore trop tôt pour que cette langue soit filmée et les quelques documents photographiques que nous possédons datent de 1917 : ils dépeignent deux serviteurs sourds de la Sublime Porte en train de communiquer par signes.
Cette perte est particulièrement frustrante pour notre compréhension des diverses langues des signes dans la mesure où il est probable que la langue des signes ottomane ait été la plus ancienne à avoir bénéficié d’une tradition linguistique continue et d’une communauté substantielle d’usagers ce qui lui a sans doute permis de développer un niveau de complexité significatif.
Reste néanmoins l’hypothèse fragile que la langue des signes turque moderne serait la descendante directe de celle qui était en usage à la Cour ottomane. Mais le système d’enseignement turc a connu suffisamment de bouleversements au cours du XXe siècle pour que nous restions très prudents à ce sujet souligne Nicholas Evans dans son ouvrage. Cela dit, la chronologie de l’émergence des écoles pour sourds de la Turquie moderne peut laisser supposer qu’une telle connexion n’est pas impossible. Il est prouvé qu’on trouvait encore des serviteurs sourds à la Cour au début du XXe siècle. A la même époque, un certain nombre d’écoles modernes pour malentendants commencent à fonctionner. Une interaction minimale entre la dernière génération de serviteurs impériaux sourds signeurs et la première génération d’écoliers malentendants aurait suffi à assurer une certaine continuité de la langue des signes.
Mais en l’absence de documents historiques détaillés sur la langue des signes ottomane ou d’enregistrement visuel des derniers serviteurs sourds de la cour impériale, cette hypothèse séduisante reste invérifiable.
Cette histoire nous rappelle que l’un des rôles des interprètes en langue des signes est d’être une passerelle entre différentes communautés. Ils permettent à ces langues de se diffuser sur les territoires, aux nouveaux signes (néosimismes) de se répandre et ainsi à ces langues de vivre au delà des communautés ou elles sont pratiquées. En l’occurrence dans l’Empire Ottoman il n’y avait pas d’interprète puisque tout le monde dans le Sérail signait et cette langue, sans relais au sein de la population turque, confinée en un Palais, disparut en même temps que lui et ses habitants.
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PS : j’ai eu connaissance de cette histoire en écoutant « Tire ta Langue » excellente émission diffusée sur France Culture.