Mon peintre préféré... Pierre Bonnard. L'exposition à la Fondation Beyeler de Riehen ne pouvait que me ravir...
Voici le texte de mon article paru dans Transversalles d'avril 2012.
Bonnard l’incandescent
La fondation Beyeler propose jusqu’au 13 mai prochain une exposition qui fera date : Pierre Bonnard. Contemporain de l'impressionnisme, du fauvisme, du cubisme, du surréalisme et de la naissance des abstractions sans pour autant jamais se raccrocher à l'un de ces courants, Pierre Bonnard pourrait être vu comme un magicien de la couleur, mais ce regard serait trop réducteur. Cette exposition, riche de plus de soixante toiles, nous permet d'entrer dans un univers flamboyant et de comprendre un artiste qui évoluait par ses jeux chromatiques, au-delà des frontières des contraintes et des conventions.
Bien que figurant dans de nombreuses collections privées et publiques, les travaux de Pierre Bonnard n’apparaissent que trop récemment dans de grandes expositions. On se souvient du brillant hommage que lui avait rendu la fondation Giannada à Martigny en 1999, celui du Musée d’Art Moderne de la ville de Paris en 2006, de la présentation récente (2011) de la collection Hahnloser au Musée de l’Ermitage de Lausanne. La ville du Cannet a par ailleurs inauguré en 2011 un musée qui lui est consacré. L’exposition de la Fondation Beyeler s’inscrit dans cette ligne, soulignant et renforçant une notoriété que le peintre mérite.
Né en 1867 à Fontenay-aux Roses, près de Paris, Pierre Bonnard se destine d’abord au droit, mais deux ans après avoir passé son bac, il se tourne vers les arts et entre à l’Académie Julian, où il rencontre Paul Sérusier et Maurice Denis. Avec ceux-ci, puis Edouard Vuillard plus tard, il fonde en 1888 le groupe des Nabis (littéralement les prophètes en hébreu), suite au questionnement induit par Le Talisman, un tableau de Paul Gauguin. On dénomma Bonnard le nabi très japonard, en raison de son goût pour les estampes japonaises, dont on retrouvera l’influence par la suite, entre autres dans l’usage des surfaces colorées et de la simplification de la perspective. Le groupe se dissoudra vers 1900 mais aura préfiguré le questionnement de l’art Nouveau.
En 1893 il rencontre Marthe, qu’il épousera en 1925 et qui l’accompagnera durant toute sa vie. S’appelant en réalité Maria Boursin, Marthe figurera dans plus de 380 tableaux. Le mariage avec Marthe provoqua le suicide de Renée Monchaty, autre muse et maîtresse du peintre depuis 1918, mettant ainsi un terme à un ménage à trois qui se situait loin des conventions sociales de l’époque.
En 1912 il fait l’acquisition de « Ma Roulotte », une maison située à Vernon, non loin de Giverny, où il allait souvent voir Claude Monet. Vernon, dont il aimait dessiner et peindre les bords de Seine et la campagne alentour, fut l’un de ses grands lieux d’attache jusqu’en 1939. En 1927, il achète la villa « Le Bosquet » au Cannet sur la Côte d’Azur. Il y vivra jusqu’à sa mort en 1947. Travailleur inlassable, Bonnard remplissait ses carnets d’innombrables croquis et annotations, réflexions sur l’art et la peinture. Toutes ses toiles étaient travaillées à l’atelier durant des mois, voire des années, reprises et retouchées jusqu’à ce que le peintre atteigne la juste expression de sa pensée.
L’exposition de la Fondation Beyeler est organisée en plusieurs thèmes : la rue, la salle à manger, la salle de bains, le miroir, le jeu entre l’intérieur et l’extérieur, le jardin. Conçue comme une maison imaginaire de l’artiste, l’exposition invite le visiteur à découvrir des espaces mais aussi la vision qu’en avait le peintre.
Le thème de la rue est constitué de toiles de la première époque et représente l’animation des croisements parisiens. La palette y est encore dominée par les couleurs froides : bleu et gris de l’ambiance urbaine.
La salle à manger est le thème de la deuxième salle. Espace de vie et de circulation, la salle à manger donne l’occasion à Bonnard d’observer ceux qui l’entourent et de les croquer à travers les petits détails de la vie quotidienne. On y perçoit fréquemment une touche d’humeur et l’organisation de petites scènes imbriquées induisant l’illusion du récit.
Le nu est omniprésent dans la troisième salle, dont le thème est la salle de bain. Que ce soit à travers L’Homme et la Femme (1900) ou encore la longue liste des nus et des bains de Marthe, on ne peut qu’être séduit par le jeu des reflets et des couleurs, la complexité et les audaces de l’organisation chromatique, les ambiances qui s’en dégagent. Marthe, dont on reconnaît toujours la cambrure excessive, y apparaît, curieusement, souvent chaussée.
Pierre Bonnard faisait fréquemment usage de miroirs, que ce soit comme élément de ses toiles ou comme support à ses autoportraits. La quatrième salle est organisée autour de ce thème. Agrandissant l’espace pictural et en même temps le remettant en question, le miroir sert aussi d’artifice. Il permet au peintre de jouer avec les plans en les imbriquant les uns dans les autres, ou de faire disparaître un élément que l’on s’attend à découvrir. Ces audaces peuvent dérouter le spectateur mais s’inscrivent dans la droite ligne de l’affranchissement des contraintes chère à l’artiste.
Les rapports entre extérieur et intérieur constituent le thème de la cinquième salle. La fenêtre est un élément récurrent dans nombre de toiles. Lien entre le dedans et le dehors, la fenêtre permet de montrer les deux sur un même plan tout en définissant leurs limites et leur rencontre. L’invitation à voir le jardin tout en étant dans la maison évolue vers « être dehors tout en étant dedans ». Ce thème illustre la richesse de la vie intérieure du peintre, tout en illustrant ses combats intimes et ses déchirements.
Son interrogation sur la lumière, la couleur et l’espace est constante et traverse son œuvre comme un fil conducteur. C’est cette question qui est au cœur du travail de Bonnard, lequel s’affranchit des conventions et des courants, traçant son sillon, solitaire et inspiré. L'intensité chromatique ne baisse jamais, témoignant d'une constante quête de liberté. Bien au contraire, si l’on met en perspective les tableaux des scènes de rues parisiennes du début et ceux d’après 1915, on est frappé par l’illumination de la palette et l’éblouissement permanent des couleurs. Les sujets se fondent dans leur environnement comme s’ils s’y consumaient tranquillement mais ardemment. C’est le regard du spectateur qui doit faire la part des choses et discerner les personnages noyés dans le feu de la palette. L’apparente tranquillité de Pierre Bonnard, sa vie à l’écart de l’agitation et de laideur du monde, sa quasi réclusion dans sa villa Le Bosquet cachent la réalité d’un homme au bouillonnement intense, habité par ses questions et ses créations. Et plus il se détache du monde, plus ses scènes interrogent l’intime, plus sa palette évoque la couleur de la lave, comme une expression du brasier qui l’habite. L’exposition de Riehen rend hommage à un artiste dont la notoriété et l’importance sont tardives. A travers sa vision du monde, de son monde, l’infatigable coloriste dépasse la simple limite de la représentation. Ses interrogations et l’exploration continuelle de ses thèmes et de sa palette en font un artiste de premier plan. La Fondation Beyeler lui redonne la place d’importance qu’il mérite, l’exposition parle d’elle-même.