La symphonie des spectres, de John Gardner
Par Guixxx
@zeaphra
Il arrive des fois où, après avoir refermé un livre, je me
rends compte que je viens de fermer un chef-d’œuvre. Ces moments sont de plus
en plus rares. Comme m’en parlait l’un de mes collègues, ça arrive plus
fréquemment avec les romans classiques, cultes, les grands noms de la
littérature qui ne sont pas aujourd’hui mondialement connus pour rien, ou avec
ceux qui sont tombés dans un oubli immérité, parce qu’ils on été ensevelis par
la masse de m**** qui sort sur nos tables depuis deux décennies, et que
heureusement certaines maisons décident de remettre en avant.
Bon j’ai quand même lu récemment quelques œuvres qui
méritaient d’être traités de chef d’œuvre (pour moi), Les jardins statuaires de Jacques Abeille ou encore Karoo de Steve Tesich… mais ils ont été
écrit il y a déjà plus de vingt ans.
Et je viens de refermer La Symphonie des spectres, de John Gardner, qui rentre
définitivement pour moi dans cette catégorie de chef-d’œuvre. Encore une fois,
le livre a été écrit en 1982, et l’auteur est décédé peu après sa parution…
J’ai vraiment eu cette sensation que je venais de lire un
roman hors du commun, assez exceptionnel par sa forme et son fond, et que je n’oublierai
pas de sitôt
Comment raconter, comment résumer La symphonie des spectres ? Et comment expliquer ce qui en
fait un roman aussi incroyable. Là est le challenge. Je vais quand même m’y
essayer, sans trop en dévoiler, ni pas assez.
Alors que Carter et Reagan se déchirent pour la présidence
des Etats-unis, Peter Mickelsson,
professeur de philosophie en Université respecté (et craint…), a du mal à
joindre les deux bouts. Il a quitté sa femme, laquelle s’est remis en couple
avec un nabot grotesque, lui demande une pension trois fois plus élevée que son
salaire annuel, et continue de lui pomper chaque mois l’équivalent de sa paye
pour s’offrir le luxe auquel elle est habituée. Ses enfants sont aux quatre
coins du globe et ne donnent pas de nouvelles (bien qu’il n’en cherche pas non
plus). L’IRS l’attend au tournant depuis qu’il a arrêté de payer ses impôts
quelques années plus tôt. Bref, la déprime se matérialise par une bouteille de
Gin qui ne le quitte plus et des idées noires qui lui rongent l’esprit comme
les souris rongent les murs de son appartement minable.
Mais sur un coup de tête, et malgré l’amoncellement de
factures impayées, Mickelsson décide de contracter un emprunt pour s’offrir une
maison à une heure de route de son Université, à Susquehanna en Pennsylvanie.
Coup de bol, ou de malchance, la maison qu’il déniche est une bâtisse
centenaire décrépie - mais non sans charme - à vendre pour une bouchée de pain.
Il comprend pourquoi lorsque les rumeurs sur son acquisition lui parviennent
enfin : celle-ci serait hantée. Philosophe, Mickelsson hausse les épaules,
et plutôt que de se faire du mouron pour ça il décide de mettre toute son âme à
la rebâtir, ainsi que tout l’argent qu’il n’a pas.
Mais les choses ne vont pas en s’arrangeant, il retrouve sa
demeure mise à sac quelques semaines après son arrivée, les mormons rodent dans
le coin avec des airs de conspirateurs, ses voisins - quoique très aimables et
solidaires – sont superstitieux et lui cachent des choses, une voiture verte semble
le suivre constamment, il s’éprend d’une prostituée encore mineure qui l’arnaque
sans remords, et la faucheuse se met à semer des cadavres autour de lui…
Alors dit comme ça, on pourrait croire à un
polar/roman-fantastique/thriller-psychologique/allez-savoir-quoi-d’autre-encore.
Mais l’œuvre de John Gardner est tellement plus dense qu’elle n’en a l’air. Le personnage de Peter Mickelsson,
véritable pilier du roman, est un être complexe, enseignant, spirituel, mais
incapable de tirer profit de la philosophie qu’il offre à ses étudiants,
préférant s’embourber dans une situation inextricable qui, on le sent dès le
début, ne prendra jamais fin. Irréfléchi, impulsif, puéril, alcoolique, Peter
Mickelsson est un vieux con, parfois odieux, parfois délicieux, à la fois
effrayant et attendrissant. Et il faut se le farcir, le Mickelsson. Le roman n’est
basé que sur son point de vue et ses réflexions, ses pensées et ses sentiments,
et vu les contradictions dont il est pétri et les tourments qui l’agitent, c’est
un perpétuel tourbillon qui ébranle notre lecture. J’avoue que le résumé ne m’avait
pas préparé à ça, ne m’avait pas préparé à cette masse grouillante des pensées
de Mickelsson, touffues et malades,
à la fois irritantes et hypnotisantes.
On parle de ce livre en le mentionnant comme « un roman
philosophique », et il est vrai que, profitant du statut de professeur de
philosophie de son personnage, Gardner ne se gène pas pour partir dans d’incroyables
digressions. Il nous décrit deux ou trois cours de Mickelsson, et nous instruit
sur Platon, Nietzsche, Luther, Wittgenstein. Pour des lecteurs comme moi, peu
au fait de la philosophie, c’est parfois un brin indigeste, selon l’humeur. Je me
suis surprise malgré tout à m’intéresser franchement à ces digressions qui peuvent
durer quatre à cinq pages (et des bonnes pages, écrites en petit caractères
avec peu de marges et de dialogues, héhé), où Gardner en profite pour faire
passer ses idées, ses convictions, se situer dans des débats de société (l’avortement,
pour exemple). Tout ça par le biais des envolées de Mickelsson, perturbées par
son cerveau surchauffé.
Il semble peser sur Mickelsson une fatalité que l’on ne
comprend pas bien. Chacun de ses problèmes à une solution. Son avocat, son
psychologue, ses amis parmi le corps enseignant - notamment Jessica, la belle
veuve professeur de sociologie avec laquelle il rêve de développer plus qu’une
liaison - et même les habitants de Susquehanna qui lui passent avec pitié ses
chèques sans provision, lui permettant de continuer ses lubies sans dépenser un
seul sou, tous lui tendent la main. Mais Peter préfère s’enfermer dans un
malheur aux contours indéfinis, vivre avec une angoisse qui lui donne des
aigreurs d’estomac, en plus du Gin qu’il absorbe comme une plante l’eau de
pluie, et il donne toute l’énergie qu’il devrait consacrer à sortir la tête de
l’eau à la réfection de la maison, qu’il démolit, rebâtit, ponce, rabote,
repeint, décore dans un état second, entouré de l’ombre de ses spectres…
Le titre original prend pour moi plus de sens :
Mickelsson’s ghosts. Et en lisant ce titre, j’ai pensé au Chant de Noël, de Dickens, avec ces
fantômes qui viennent confronter Ebenezer Scrooge à ses actes et sa situation
actuelle. La comparaison s’arrête là. Les fantômes de Mickelsson sont bien
moins bavards et éloquents, et embrassent une dimension bien plus large. Qui
sont-ils ? Les fantômes de son enfance qui ont façonné ce qu’il est
devenu, son père d’une simplicité désarmante et adorés de tous, son grand-père le
penseur rigoriste, ses enfants, seuls incarnation d’un bonheur passé, sa femme,
sangsue à l’esprit fêlé, ou encore ceux qui se promènent dans sa maison, et qui
perturbent doucement l’existence de Mickelsson, preuve de sa démence ou que la superstition
des habitants de Susquehanna est fondée,
allez savoir.
Dans la forme, j’ai eu en tête quelque lecture de Philip
Roth, ou encore la vision désabusée et destructrice d’un Karoo… Il va falloir
que je finisse par vous en parler de celui-là aussi. Mais vous livrer mon
ressenti de La Symphonie de spectres était déjà assez usant pour aujourd’hui. Car
oui, j’ai mis un mois à lire ce roman, qui fait tout de même 775 pages, et
comme, qui le dit justement Fabrice Colin dans sa postface « est un roman éminemment
lisible et impossible à lâcher (quoique, tel un bon scotch, il puisse être
dégusté à petites gorgées vénéneuses), mais capable d’infliger sans coup férir
à son lecteur des digressions grandiloquentes » .
Grandiloquent est le mot,
pour définir la prose de Gardner dans ce roman. L’un de mes collègues, après
avoir feuilleté deux pages m’a dit « on dirait que c’est écrit comme un
vieux roman », et effectivement il
est rare aujourd’hui de lire ce genre de prose, grandiloquente, sentencieuse
parfois, quand elle ne tranche pas avec des citations violentes et crues, mais
digne des meilleures plumes de ce siècle. La postface de Fabrice Colin, qui
parle bien mieux que moi de l’ouvrage, explique aussi à quel point ce roman
incarne la vie de son auteur, John Gardner, lui-même professeur d’Université, lui-même
tourmenté, séparé de sa femme, devenu alcoolique, remis en couple avec une
jeune de vingt-cinq ans qui l’aime et le craint à la fois. Il meurt
tragiquement dans un accident de moto après la parution du roman. Le peu de
retombées de ventes l’a apparemment pas mal affecté, puisqu’il est considéré outre-Atlantique
comme un ponte de la littérature américaine. Ici aussi il n’a pas eu beaucoup
de succès, paru une première fois chez Denoël, puis épuisé, je suis contente
que la maison d’édition ait décidé de le ressortir des tiroirs poussiéreux dans
lequel il végétait.
Simplement parce que la Symphonie des spectres est son
personnage ampoulé, désaxé, extravagant et phénoménal. Une œuvre abondante, en
somme, que je vous conseille de lire l’esprit bien ouvert, concentré, pour
savoir en apprécier chaque moment comme il se doit.
Un petit passage qui m’a beaucoup marqué :
« Non, ce qu’il ressentait, et avec la force d’une
sensation physique ou d’une secousse, c’était plutôt, lui sembla-t-il, cette
vieille question à la fois embarrassante et chérie des philosophes : la
fugacité du temps. Les jours, les mois, les années, si vivants qu’ils fussent,
sombraient dans le néant. Les verts étés sans fin de son enfance dans le
Wisconsin, puis ses années d’études à la fois joyeuses et anxieuses (il se
souvenait des caractères et même de la texture du papier du Kant qui l’absorbait
dans son coin de la bibliothèque), puis vingt ans d’enseignement – mais surtout,
en plus affreux, cette longue plage de temps passé avec Ellen… Tout ce temps
ensoleillé et lourd d’événements se ratatinait, pour ne laisser que quelques
cailloux à l’arête coupante, quelques images figées dont toute émotion a été
vidée, ou qui ne contiennent plus que le spectre, exsangue et à face d’enfant,
de l’émotion… »