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Chère Marie-Claude,
C’est bien volontiers que je réponds à vos commentaires sur mon dernier éditorial concernant le mariage pour tous (cliquez ici pour le consulter). Mon "traitement de ce projet de loi n’est pas", me dîtes vous, "à la hauteur du problème". Et vous ajoutez: "il ne s’agit pas de morale" mais de "question de filiation, de construction des individus, bref de problèmes fondamentaux de société". Je suis bien en accord avec vous sur la dernière partie de cette phrase. Vous m’invitez à lire – ce que j’avais déjà fait dès sa publication – "l’argumentaire de 25 pages envoyé par le Grand Rabbin de France" aux autorités politiques du pays, texte selon vous "hautement philosophique" où "il n’est aucunement question de morale, encore moins de jouissance et de culpabilité". C’est à voir.
En premier lieu, les arguments que nous avons choisi de développer sur la "morale sexuelle civilisée" ne vous ont, semble-t-il, pas satisfait. C’est pourtant bien de cela dont il s’agit, quitte à devoir déceler un déni de votre part sur la chose sexuelle: ne vous en offusquez pas. L’humanité n’a toujours pas digéré la troisième blessure narcissique imposée par les travaux de Freud: le primat sexuel de l’autre dans le processus de notre constitution dès la prime enfance. Et malgré cette embarrassante découverte qui fait reposer le bonheur sur un problème d’économie libidinale individuel – l’évitement du déplaisir ou la recherche du plaisir suivant que l’on s’attache au verre à moitié vide ou au verre à moitié plein –, l’union sacrée des trois monothéismes dans ce dossier témoigne encore et toujours, selon "Malaise dans la civilisation" (Freud, 1929), de ceux qui tentent de "défendre pied à pied par une lamentable tactique de retraites offensives", des limites préjudiciables à ce "jeu d’adaptation et de sélection en imposant uniformément à tous ses propres voies pour parvenir au bonheur et à l’immunité contre la souffrance". Des religions qui n’autorisent les relations sexuelles qu’à "l’unique condition qu’elles aient pour base l’union indissoluble et contractée une fois pour toutes, d’un homme et d’une femme"; qu’elles ne tolèrent pas "la sexualité en tant que source autonome de plaisir" et ne sont disposées à admettre cette sexualité "qu’à titre d’agent de la multiplication" de l’espèce humaine. Une "illusion" de dogmes sans "avenir" déjà dénoncée cinq ans auparavant par Freud (1924) comme "un besoin de se défendre" contre "la puissance écrasante de la nature et la caducité de notre corps".
Venons-en à vos préoccupations de "filiations et de construction des individus". Vous avez sans aucun doute raison: l’enfant ne saurait être le fruit unique d’une rencontre entre un ovocyte et un spermatozoïde sans le désir susceptible de produire et d’accompagner et l’un et l’autre. Dans le quotidien de la clinique, nous sommes amenés à traiter de nombreux "enfants symptômes" issus de couples hétérosexuels qui ont misé sur l’existence d’une progéniture pour consolider, voire "fixer" une liaison fragile ou improbable. Le pire existe déjà en la matière.
Mais le temps de la procréation et celui de la grossesse ne représentent certainement pas l’unique clef dans l’élaboration de la psyché humaine: dans les tout premiers mois après la naissance et à partir d’un nuage d’inconscience, l’investissement narcissique et libidinal des parents – ou des adultes qui en tiennent lieu – s’avère tout aussi fondamental dans l’édification de l’appareil psychique (Amine Azar, "Schéma de poche de l’appareil psychique", 2011, "Sur le degré zéro du développement libidinal", 2010). Les multiples instances se forment à partir du "Moi Idéal" irrigué, nourri par cette impulsion exogène en provenance de l’entourage immédiat. Pourquoi ne pas créditer un couple gay ou lesbien dûment préparé à cette "naissance" des propriétés de cet investissement?
Quant à l’apprentissage de la différence sexuelle, véritable "épreuve de réalité" dans la construction psychologique du sujet, ce n’est tout de même pas auprès de sa mère et de son père que celui-ci doit apprendre l’altérité anatomique: nous savons ce qu’il en advint pour Freud et sa matrem nudam. La séduction originaire inhérente à la "Situation anthropologique fondamentale" (Laplanche, 1970) où la pulsion sexuelle naissante de l’enfant s’étaye sur l’instinct de l’auto-conservation – l’amour mime la faim – pourvoit déjà à la conquête et à l’exploration par le tout petit de ses zones érogènes. Dans chaque adulte gît sa propre sexualité infantile refoulée et qu'il implante chez l’infans sous la forme de messages énigmatiques à traduire. Le sexe anatomique du parent en question en devient presque secondaire: mamelon ou tétine, pour quelle raisons, la succion n’embraierait-elle pas à l’identique sur le suçotement fantasmatique et sur l’autoérotisme (Freud, 1905)? Quant au complexe d’Œdipe censé apparaître vers la quatrième année, certains psychanalystes – nous pensons à Mélanie Klein – le situent à une époque plus précoce de la "réalité psychique": tout homme a eu une mère, toute femme un père, imposant la présence inconsciente de ce tiers et illustrant le passage où Freud rappelle que "rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s’est formé, tout est conservé d’une façon quelconque et peut réapparaître dans certaines circonstances favorables" (Freud, 1929). Les jeux "innocents" entre petits et petites camarades compléteront cet échafaudage.
Les premières études sur des enfants éduqués par des couples gays et lesbiens montrent d’ailleurs la même curiosité sexuelle sur leur origine que celle des enfants adoptés par des couples hétérosexuels. Ils n’en développent pas davantage de troubles psychiques et, à l’image des progénitures évoluant au sein de familles recomposées, ils se montrent "remarquablement astucieux dans leur comportement et leur adaptation pour se maintenir en vie" (Ann G. Smolen, "Réservé aux garçons, interdit aux mères", suivi des commentaires de Viviane Abel Prot et du texte de James M. Herzog "Réalité triadique, parents de même sexe et analyse d’enfants", in L’année psychanalytique internationale, Editions In Press, 2010).
Vous me permettrez in fine de vous donner mon sentiment sur certains des points de l’argumentaire du Grand Rabbin de France. Quelle que puisse être l’intense acuité intellectuelle des réflexions de son auteur, Gilles Bernheim n’en demeure pas moins un responsable religieux et il faut saluer son honnêteté d’assumer la place d’où il parle: celle "du porte-parole du judaïsme français dans sa dimension religieuse". A ses collègues qui le questionnaient un jour sur Dieu dans l’une de ses démonstrations, le mathématicien Laplace n’aurait-il pas répondu: "je n’ai point besoin de cette hypothèse"?
Nous nous permettrons de nous étonner du fait que le débat sur une mutation légale du mariage civil donne lieu à autant d’interférences des idéologies religieuses. Depuis 1905 existe un principe de séparation de l’Église et de l’État. Il est amusant de constater que toutes les interventions des trois monothéismes sur ce dossier se sont effectuées en revendiquant haut et fort le respect de cette dichotomie établie par la laïcité. Nous ne pouvons par surcroît que manifester notre surprise lorsque le pape Benoît XVI et les principaux responsables de l’Église de Rome en France étayent leur argumentation contre le "mariage pour tous" sur celle du Grand Rabbin de France: la Curie romaine viendrait-elle à manquer de brillants penseurs?
Dès son introduction, Gilles Bernheim évoque sa vision du monde "fondée sur la complémentarité de l’homme et de la femme". Personne n’a relevé ce mot de "complémentarité". N’est-il pas celui-là même qui suscite tant d’inquiétude sinon de colère chez des femmes tunisiennes et égyptiennes puisqu’il viendrait se substituer, dans la Constitution de ces deux pays en cours d’élaboration, à celui d’une "égalité" entre les deux sexes? Heureusement que nous connaissons la relative plasticité interprétative laissée aux préceptes du judaïsme par les écoles qui en sont chargées. Nous aurions, dans le cas contraire, un sérieux motif de perplexité.
Néanmoins, Gilles Bernheim a "oublié de dire" que la prière matinale du judaïsme confirme dans les textes cette différence discriminatoire de traitement entre les deux sexes: "Loué sois-tu l’Éternel notre D... , Roi du monde qui nous a sanctifiés, qui ne m'a pas fait femme" dit le croyant juif. De son côté, la femme pieuse récite: "Loué sois-tu l’Éternel notre D... , Roi du monde qui nous a sanctifiées, qui m’a faite comme je suis". Nul doute qu’à force de le répéter, le croyant ne s'en persuade! La "dispense" des femmes d’étudier la Thora et le Talmud, au moins jusqu’à l’interprétation prudente d’un passage du "Livre de la connaissance du Mishné Thora" de Maïmonide (Lois sur l’étude la Thora 1, 13, pp. 172-173) pose "la question de la construction sociale des sexes, autrement dit du genre, du point de vue de la construction identitaire et de la division sexuelle et sociale du rôle des hommes et des femmes aussi bien dans la vie privée que publique" (Sonia Sarah Lipsyc, "Femmes et judaïsme aujourd’hui", Editions In Press, 2008, p. 25). Les auteures de ce passionnant collectif notent d’ailleurs que sur de nombreux sujets, le judaïsme français est en retard sur d’autres pratiques de la religion juive dans le monde. Sans aller toutefois jusqu’à évoquer et à photographier la cérémonie religieuse du "mariage juif d’un couple gay à New York" comme le font Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa ("Des Cultures et des Dieux, repères pour une transmission du fait religieux", Éditions Fayard, 2007, p. 101). De même que l’église évangélique réformée et unifiée de Nice a récemment "béni" un couple gay de prédicateurs protestants sans que la communauté de ses fidèles s'en émeuve. Nous n’en demanderons pas autant au Grand Rabbin de France.
Il ne peut non plus y avoir de doutes sur les raisons qui président, dans une synagogue comme dans une mosquée, à la division spatiale et géographique, entre croyants mâles et femelles. Les risques associés à la promiscuité sexuelle sont, tout comme le bon sens populaire, la chose sans doute la mieux partagée par toutes les religions du monde. Et c’est toujours la femme, objet de tous les fantasmes, qui en fait généralement, les frais comme nous l’avons montré dans une petite étude analytique sur le christianisme à partir du Liban ("A propos du satanisme… et de la sorcière", Malaise dans la Culture libérale, Le Coq Héron, n° 183, Éditions Erès, 2005, pp. 122-129). Notons d’ailleurs qu’au pays du cèdre, le Mufti de la République libanaise, Cheikh Mohammad Kabbani "menace d’apostasie toute personne soutenant le projet de mariage civil". A chacun son archaïsme. Dans cette étrange relation entre la prohibition et le désir, nous finirons sans doute par adhérer pleinement à cette Épître de Saint-Paul aux Romains: "Ainsi, je n’aurais pas connu la convoitise si la loi n’avait dit: tu ne convoiteras pas" (Rom, 7, 7).
C’est certainement dans son paragraphe "L’homoparentalité au nom de l’amour?" que réside la partie la plus "pointue" des pensées de Gilles Bernheim. Il y exprime ses craintes d’une désintrication du système de parenté, passant sous silence les multiples transformations intervenues dans les processus d’hominisation de l’humanité. Et obérant du coup celles, probables, à venir. Dans celui de la "filiation", dans "la chaîne des générations", c’est peut-être pourtant moins "la parole dans un corps sexué" que le "nom" qui indique à l’enfant son identité et sa place. Anna Freud qui aurait dû se prénommer Wilhelm si elle était née garçon en sut quelque chose. C’est le nom donné, porté, édicté soutenu, qui est "vecteur immédiat de la généalogie, support de la prohibition de l’inceste et de la signifiance phallique" (Marcel Czermak, "Patronymies, Considérations cliniques sur les psychoses", Éditions Erès, 2012, p. 121). Au seuil de leur tragique extermination, les Juifs de la Shoah ne voyaient-ils pas remplacés leur nom patronymique par un numéro anonyme? A quoi les enfants des familles recomposées passent-ils leur temps favori sinon à "renommer" avec une audacieuse créativité les humains constitutifs de leur nouvelle constellation familiale? C'est-à-dire à réinventer et jongler – non sans aisance comme le notait le psychanalyste Henri Cohen-Solal dans un séminaire tenu à Nice – avec ce système de parenté dont les modalités sont quotidiennement bouleversées par les transhumances planétaires. Et ce, à l’inverse des appréhensions exprimées par le Grand Rabbin de France.
Allons même jusqu’au bout du raisonnement: loin d’avoir pour finalité de forclore le déterminisme psychique du sujet, le signifiant nominal doit au contraire n’être qu’une trace, non une référence mais "ce à partir de quoi il peut y avoir de la référence" (Czermak, ibid, p.143). La construction sexuée du sujet, balbutiante, progressive, incertaine – ne dure-t-elle pas toute une vie? – prend dans le nom son appui d’origine. Le nom est un ancrage mais l’être humain n’aspire qu’au grand large.
Voyez-vous, chère Marie Claude, c’est l’une des raisons pour laquelle la psychanalyse heurte souvent de front le dogme religieux: nous essayons sans cesse d’éveiller et notre clinique s’efforce d’instaurer une meilleure communication entre les instances psychiques. La croyance donne en revanche le sentiment de fermer, de verrouiller. Il y a pourtant un point de passage entre l’œuvre freudienne et le judaïsme qu’il eût été agréable de retrouver dans la lettre si riche du Grand Rabbin de France. C’est cette expression qui termine, sans jamais la clore définitivement, l’interprétation rabbinique d’un texte, dans l’attente, ouverte et accueillante, d’une autre à venir: Teï Ko...
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