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Devant les écrans - II

Par Alainlasverne @AlainLasverne

TELE

GRAPH 84
a vue domine aujourd'hui notre culture. On aurait sans doute imaginé des écrans du toucher, si le toucher était le sens dominant. Ou des écrans de l'ouïe.

Qui existent, d'ailleurs. On les appelle radios. Radios qui ont perdu globalement la bataille face aux écrans, sans doute en raison de la distance affective. La radio est trop intime, elle se mêle trop de notre cuisine interne par ses voix qui font vibrer nos cordes sensibles bien plus que l'écran et sa multi-sensorialité plus distanciée.

Et les écrans appellent, rappellent l'espace du tableau. La confection esthétique de la vie fut l'apanage des peintres qui choisirent un espace délimité pour exercer leur mimesis par et pour la vue. Ils auraient pu construire des espaces du toucher, des zones d'odeurs, des tableaux de bruits coordonnés...L'autre art dominant dans les siècles où l'Occident émerge comme dominant était la danse. Elle aussi n'existe que pour le regard.

Les écrans comme palette graphique généralisée. Les écrans descendant de l'intuition de la perspective. Les écrans non pas comme réalité augmentée mais réalité pensée, sélectionnée, classée.

L'oeil partout et surtout répondant à l'occidentalisation du monde, à sa volonté de choisir quelle serait le rôle de la nature et les fonctions naturelles qu'il s'autoriserait à conserver.

On voit la main du bourgeois occidental dans l'expansion du regard, son monopole incarné par les écrans. L'écran comme distinction et mise à distance. L'écran et même la mécanique qui le sous-tend, le hardware, relèvent d'une visée, d'une conscience bourgeoise.

Sans doute, anthropologiquement, n'y a-t-il pas de hasard dans cette ubiquité de l'écran, mis à part la fascination individuelle qu'il exerce un peu partout, objet de la première partie de l'article.

L’œil donne prioritairement sens à notre civilisation planétaire. Partout les réalisations satisfont la vue de manière bien plus importante que les autres sens. Et nos instruments fondamentaux d'échange et donc de constructions collectives sont basés sont les langages écrits et les symboles, tous deux conçus et développés par et pour la vue.

L'écran apparaît donc comme un instrument privilégié pour la vue, comme l'ont été avant lui le papyrus puis la page. A la différence de ses prédécesseurs, il retient le mouvement de la vie.

Le grand écran fut la première version de cette duplication spécifique de l'existence. Les petits écrans prolifèrent aujourd'hui. Ils répondent à une dynamique d'individualisation, de repli peut-être, alors que les grands écrans appelaient les foules à la célébration muette d'une esthétique et de valeurs qui coulent lentement sous les torpilles du commerce.

Les petits écrans dupliquent la vie, donc. Dans cette .vie d'écran nous avons le choix et nous sommes acteurs, ou pas, contrairement à la vie réelle. Nous regardons défiler des tranches d'existence lumineuses dans lesquelles nous pouvons sauter à coups de clics, ou rester passif. S'il s'agit de la télévision, nous n'avons que ce que certains appellent la passivité, mais qui ressemble de plus en plus à du non-agir. L'absence de choix, l'absence d'activité, d'implication, est un choix en lui-même.

L'élément majeur là-dedans est que nous avons un choix. Ce qui une situation fondamentalement nouvelle par rapport au vécu antérieur où la réalité nous convoquait à chaque instant sans nous donner la moindre alternative.

Cette réalité, dans sa version la plus intense et saignante se rappelait à l'homme des cavernes par la vue. La vue qui lui indiquait un fauve à quelques dizaines de mètres, sur terre ou dans les airs, ou un semblable bien décidé à lui piquer sa femelle, son casse-croûte ou sa grotte. Quand la vue accomplissait ce travail de veille essentiel pour cet être tout à fait démuni dans une nature absolument naturelle, notre ancêtre n'avait que quelques secondes pour sauver sa vie.

Le changement vient aujourd'hui pour la satisfaction de nos yeux éblouis. L'écran aujourd'hui duplique la réalité hors la vie, hors des dangers, si ce n'est les dangers indirects liés aux mécanismes d'identification des connectés. Il a ôté le danger, mais la vie sur l'écran ressemble bien à la vie.

Dans un double mouvement de repli, ou d'envol, l'espèce reconstruit sa réalité sur les écrans et s'exonère de ce que le vieux réel lui faisait payer jusqu'alors.

On entend au loin des hymnes étranges, on voit des colombes s'égayer dans le ciel. Sur le sol d'immenses colonnes d'hommes tournent en rond d'un même pas lent. Une voix murmure en off « c'est nous qui fabriquons notre réalité, désormais ». Il faudra être vigilant pour que les rêves d'hier encore debout influencent ce paradigme émergeant aujourd'hui de nos imaginaires.

« Pourquoi des yeux quand il faut inventer ce qu'il y aurait à regarder ? » anticipait  Artaud. Les écrans nous permettent de choisir la réalité que nous voulons regarder. Corrélativement nous risquons la perte de notre regard ancien. Ses qualités de vigilante discrimination, de hiérarchisation, de signalement permanent et fiable du réel - celui qui nous résiste, nous surprend et nous change -, risquent de s'étioler, subir le sort de la pendisse.

Nous inventons notre propre réalité de manière active – les créateurs sur écrans – ou passive – les spectateurs qui choisissent -. Elle imite si bien l'autre qu'on ne sait plus, le réel s'efface avec ses épines et ses taches qui ignorent Photoshop.

Nous guette une civilisation solipsiste infiniment vouée à se dupliquer. Nous pouvons nous laisser bercer en reprenant les vieilles recettes, les vieilles images, les vieilles réalités, les différences convenues, les nouveautés déjà vues et conforter la venue d'ordres archaïques qui boucleront la boucle pour une société sénescente gouvernée par le déni et la répétition.

Devant les écrans nous n'avons pourtant aucune raison d'être mimétiques, frileux et autistes. La réalisation d'artefacts, pour aussi élaborés qu'ils soient, satisfait une exigence originelle de l'humain. Écarter, occulter la coupante nudité du réel. Se mettre à l'abri. Nous ne coupons avec nos racines.

D'autant plus que l'investissement humain dirigé vers les écrans répond au principe de plaisir. Nous sommes tous en liberté devant un écran – si celui-ci n'est pas asservi comme nous-mêmes par le travail -. Nous avons une divine étendue, une divine puissance, une divine liberté. Nous sommes assis, le monde est sage, à côté.

Profitons-en et prenons cette part de nous-mêmes qui veut jouer comme les enfants. Le jeu est infiniment souple. Il nous réjouit et nous apprend la première qualité d'une espèce grégaire, la solidarité. Pour inventer une civilisation singulière mixant et dépassant le combat entre réel et réalité n'est-ce pas un bon commencement ?


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