Nouvelle étape dans la construction mémorielle des Triangles roses

Par Mbertrand @MIKL_Bertrand

Mercredi 30 janvier 2013, Christian Assaf, député socialiste de l'Hérault, est monté à la tribune de l'Assemblée nationale dans le cadre du débat parlementaire sur l'ouverture du mariage civil aux couples de même sexe. Il a ponctué son intervention par une formule qui a suscité l'indignation sur les bancs de l'opposition et attiré l'attention des médias : "Le temps du triangle rose est terminé !".

Que de chemin parcouru !

Alors que les députés de l'opposition faisaient mine de s'offusquer d'une telle attaque et tentaient encore une fois de bloquer le débat par du bruit médiatique et de la controverse politicienne, j'étais pour ma part étonné qu'une telle déclaration puisse être prononcée à la tribune de l'Assemblée nationale.

Que de chemin parcouru en effet depuis ce 25 avril 1975 où une délégation du Groupe de LIbération des homosexuels (GLH) était arrêtée et placée en garde à vue pour avoir essayé de déposer une gerbe en mémoire des homosexuels déportés au Mémorial de l'île de la Cité à Paris.

Que de chemin parcouru depuis ce 28 avril 1985 où le Collectif homosexuel comtois était violemment chassé de la cérémonie au pied du monument de la déportation de Besançon aux cris de "Ils auraient dû être tous exterminés" et "On devrait rouvrir les fours pour eux" prononcés par des anciens déportés et enfants de déportés.

Que de chemin parcouru depuis la création de deux associations françaises visant à défendre et valoriser la mémoire de la déportation pour motif d'homosexualité : le Mémorial de la Déportation Homosexuelle (MDH) en 1989 et les Oubliés de la Mémoire (ODLM) en 2003.

Que de chemin parcouru depuis le discours de Lionel Jospin le 26 avril 2001, puis celui de Jacques Chirac le 24 avril 2005, reconnaissant politiquement la déportation pour motif d'homosexualité.

2005, c'est justement l'année où, en tant qu'étudiant en histoire, j'ai décidé d'orienter mes travaux de recherche sur l'histoire et les mémoires de la déportation pour motif d'homosexualité en France. A l'époque, très peu de personnes avaient déjà entendu parler de ce sujet. Un sondage dans un bar gay et auprès de professeurs d'histoire m'avait d'ailleurs permis de réaliser l'étendue de l'ignorance sur cette question auprès d'un public que je pensais pourtant sensibilisé.

Une étape historique

Que s'est-il donc passé depuis pour qu'un député puisse utiliser l'expression de "triangle rose" sans autre forme d'explication ?

L'un des premiers éléments d'explication qui m'est venu à l'esprit était qu'Hussein Bourgi, secrétaire départemental du PS de l'Hérault ET président du Mémorial de la Déportation homosexuelle ait discrètement inspiré le discours d'un des députés de sa circonscription. Or, celui-ci m'a répondu qu'il n'y avait eu "aucune influence récente" de sa part mais qu'il fallait peut-être y voir "le fruit d'un travail de pédagogie très ancien auprès des élus de mon département et plus largement auprès de la population locale".

Il est clair en effet que ce sujet a bénéficié d'une audience particulière depuis quelques années. J'ai moi-même organisé un colloque et dirigé un ouvrage sur la question. D'autres livres ont été également écrits, accompagnés de films, téléfilms, documentaires, expositions et autres évènements bénéficiant généralement d'une audience médiatique non-négligeable.

Mais à mon avis, tous ces éléments constructifs ne sont rien à côté de la polémique qui a explosé l'année dernière lorsque  Christian Vanneste qualifiait la déportation des homosexuels de "fameuse légende". Je me souviens de ce jour complètement délirant où tous les éditorialistes s'étaient exprimés sur le sujet, où des dizaines de journalistes avaient réussi à bloquer ma messagerie et s'étaient ensuite adressés à mes élèves qui m'interrompaient en plein cours pour me dire qu'un journaliste essayait de me joindre par l'intermédiaire de leur portable. Je me souviens aussi que c'est le jour où Nicolas Sarkozy avait annoncé sa candidature sur TF1 et qu'il avait été lui aussi obligé de s'exprimer sur cette affaire retombée aussi vite qu'elle s'était emballée.

Force est de constater que derrière la polémique, quelques éléments de pédagogie ont pu être diffusés et ont permis de mieux connaître cet aspect particulier de l'histoire de la déportation.

Un nouveau point Godwin

L'usage de l'expression "triangle rose" à la tribune de l'Assemblée constitue donc une étape historique dans la construction mémorielle de la déportation pour motif d'homosexualité en France. Cependant, le contexte de son utilisation s'inscrit dans le cadre d'une autre phénomène bien connu des lecteurs de ce blog :  le Point Godwin !

Christian Assaf prononce en effet cette diatribe pour dénoncer "certains extrémismes" et "des discours aux relents homophobes". Par ce procédé, il a donc recours aux références du nazisme pour stigmatiser son adversaire dans le cadre d'un débat, ce qui constitue exactement la définition du Point Godwin.

Les députés de l'opposition l'ont d'ailleurs bien compris comme cela puisque qu'Hervé Mariton, député UMP de la Drôme, a ensuite dénoncé ce qu'il considère comme des "propos inacceptables" et rappelé au nom de ses collègues : "Nous condamnons absolument l'homophobie, les actes inqualifiables accomplis par le régime nazi à l'encontre des personnes homosexuelles. Oui, nous sommes en sympathie avec tous ceux qui ont souffert du régime nazi et les homosexuels en font partie".

On peut s'étonner cependant que les députés de l'opposition n'aient pas été animés de la même ferveur lorsqu'il s'agissait de condamner  les multiples points Godwin qui se sont exprimés jusqu'à présent exclusivement dans le camp de l'opposition au mariage pour tous.

De son côté, Christian Assaf a souhaité s'expliquer sur l'utilisation de ce point Godwin, ce qui est suffisamment rare pour être lu :

"Oui, j’ai tenu à dire que « le temps du triangle rose est terminé » car j’ai tenu à rappeler l’Histoire. Celle de femmes et d’hommes qui ont souffert dans leur chair en raison de leur orientation sexuelle. Celle de femmes et d’hommes qui ont payé de leur vie leurs choix sentimentaux.

Oui, j’ai tenu à dire que « le temps du triangle rose est terminé » car lorsque j’entends certains plaider pour que des élus de la République aient la possibilité de ne pas célébrer les mariages homosexuels, je considère cette discrimination infamante. Car lorsque je lis des propositions expliquant que ces mariages pourraient être délocalisés, célébrés dans d’autres Mairie, je m’inquiète de cette intolérance. La Mairie est la maison de tous les citoyens, aucune d’entre elles ne doit pouvoir refuser de célébrer un mariage en raison d’une orientation sexuelle. La République est le bien de tous, aucun argument n’est recevable pour justifier une tentative de ghettoïsation de ces unions.

Oui, j’ai tenu à dire que « le temps du triangle rose est terminé » car il existe des amendements s’inquiétant des « flux d’étrangers qui pourraient vouloir venir se marier en France ». Mais que reste-t-il de notre Histoire, de notre humanisme, lorsque de telles suppositions nauséabondes peuvent être émises ?

Oui, j’ai tenu à dire que « le temps du triangle rose est terminé » car je n’ai pas supporté les nombreux dérapages homophobes qui ont pu être proférés autour de ce projet de loi. « Gays femelles », « unions avec les animaux », « autodétruire une espèce », « déclin de la civilisation »… Comment pourrait-on ne pas s’indigner des relents homophobes que contiennent ces déclarations.

Certains se plairont à sortir l’argument du point Godwin pour une fois de plus éluder le débat et éviter de discuter du fond".

Christian Assaf assume donc totalement cette expression au sens où elle ne serait pas destinée selon lui à stigmatiser un adversaire qu'il associerait ainsi au nazisme, mais plutôt à mobiliser le souvenir de victimes pour mieux dénoncer une discrimination qui n'aurait jamais vraiment cessé.

Cette interprétation inédite trouvera peut-être d'autres illustrations à l'avenir. En attendant, il reste encore plusieurs jours de débat, et probablement d'autres point Godwin en perspective.