Quelques propos d’Enki Bilal

Publié le 02 février 2013 par Legraoully @LeGraoullyOff

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Devezh mat, Metz, mont a ra ? Je vous le dis comme je le pense : je suis absolument ravi qu’Albert Uderzo soit honoré comme il le mérite à Angoulême ; même si ses derniers albums n’étaient pas vraiment à la hauteur de ce que pouvaient espérer les fans d’Astérix, il n’en reste pas moins l’un des plus grands dessinateurs de tous les temps, le seul de sa génération qui pouvait rivaliser graphiquement avec Franquin. C’est pour ça que j’étais triste de voir les critiques constructives de son travail céder aussi rapidement la place aux procès d’intention injustifiés : le fait qu’il ait finalement désigné le génial Jean-Yves Ferri pour écrire le prochain Astérix à sa place (on a échappé à Arleston ou à Laurent Gerra !) peut pourtant nous rassurer sur sa sincérité.

Toutefois, à cette heure où la fête de la bande dessinée mondiale bat son plein, c’est un autre grand auteur que j’ai décidé d’honorer, en la personne d’Enki Bilal, qui était venu présenter son album Julia et Roem, deuxième tome de la triologie dont Animal’z fut le premeir tome, le 17 mai 2011 à la librairie brestois Dialogues. Voici quelques propos que cet artiste de légende avait tenu ce jour-là…

Sur le « coup de sang de la planète :

« J’ai volontairement utilisé le terme humain « coup de sang » pour la planète qui se révolte contre ce qu’on lui a fait subir au cours des siècles ; je ne l’ai pas représenté graphiquement, je trouvais que ça n’avait pas d’intérêt de montrer des destructions, je trouvais que ce n’était pas beau. Je crois que si la planète faisait un vrai coup de sang, elle le ferait avec plus d’élégance ! Les cataclysmes, ce sont des choses qu’on explique scientifiquement, je ne veux pas aller sur ce terrain-là, je me place sur un terrain de sensibilité du vivant, avec une planète vivante qui fait comme un animal qui se secouerait le dos, pour se débarrasser de certaines gènes que l’homme lui a occasionnées. C’est pour ça qu’il n’y a qu’un inter-prologue assez sobre et qui se focaliser simplement sur une séquence de survie d’un groupe…

Sur l’ambiance de Julia et Roem :

« On va suivre, dans une logique un peu « western » ce groupe qui va progresser sur cette nouvelle terre où la géographie est particulièrement modifiée, les repères habituels ne sont plus les mêmes… Animal’z se passait sur l’eau ; Julia et Roam, c’est sur la terre, dans le désert, la tonalité est plus ocre, mais ça reste des survivants quo vont se retrouver confrontés à une épreuve que la planète elle-même va leur soumettre… Dans les deux histoires, les personnages n’évoquent pas, ou très peu, leur passé ; c’est volontaire. Ils sont vraiment dans une mécanique de reconquête et on peut penser que ça les rend amnésiques : il ne s’agit de pas de se reconnecter à l’avant mais de se concentrer sur la survie. »

Sur l’histoire littéraire et la variation autour du mythe de Roméo et Juliette :

« Du coup, l’histoire d’amour devait être emblématique, il fallait qu’elle ait un écho dans une grande œuvre littéraire : dans les trois volumes, il y aura un « partenaire littéraire » car la littérature est peut-être le seul élément culturel qui pourrait survivre au cataclysme, tandis que peinture et sculpture disparaitraient. Dans Animal’z, il y a des citations, mais dans le cadre de l’affrontement entre deux chevaliers nihilistes ; dans Julia et Roam, les personnages ont des noms qui rappellent la littérature, mais un seul personnage s’aperçoit de cette coïncidence et prend conscience qu’il doit agir pour empêcher qu’arrive le même drame que dans Roméo et Juliette,… Il y a quelque chose de très ludique, de très jubilatoire à jouer avec un mythe et à essayer de le transformer !  Si je lance une histoire d’amour, ça veut dire qu’il y a un espoir, qu’une nouvelle société est possible ; sinon c’est même pas la peine d’essayer de survivre ! J’ai créé le suspense, mais je pense qu’on se doute bien que d’une certaine manière, ils vont s’en sortir… La mécanique de Roméo et Juliette est finalement peu connue. Pourtant, en fin de compte, le « speech » est assez simple : un coup de foudre entre deux jeunes de familles que tout oppose (on ne sait même pas ce qui les oppose, elles sont ennemies de manière presque naturelle), enchainements de drames jusqu’à la mort des deux amants… L’amour impossible, voilà le « speech », mais chez Shakespeare, c’est enrichi par la profusion de personnages : j’ai fait un travail de « dégraissage » ; c’était de la bonne graisse, hein ! Mais je voulais arriver à une espèce d’épure ; c’est vraiment le mythe qui est revisité. »

Sur le personnage de l’aumônier :

« J’aime bien les idées tordues : l’aumônier militaire, représente les trois monothéismes ! Il porte des tatouages qui laissent penser qu’il a vécu des tas de choses, j’aime que le passé ne soit évoqué que par des traces symboliques plutôt que par des mots ou des choses précises. Ce personnage parle au lecteur, il dit des choses qui semblent absurdes mais il dit la vérité : il n’est pas fou, il est le lecteur ; c’est peut-être moi qui suis fou. »

Sur la construction du scénario :

« Comme je déroulais l’histoire au fur et à mesure, je n’avais jamais plus de deux ou trois pages de scénario d’avance ; je savais ce qui allait se passer, je connaissais la trame, je m’appuyais sur la trame de Shakespeare, mais je ne voulais pas aller trop loin, je ne voulais pas trop préméditer, je voulais qu’à un moment donné que Shakespeare arrive dans le vie des personnages presque naturellement ; j’ai inséré les citations parce que je trouvais que c’était le moment : c’est l’action qui faisait qu’elles arrivaient. »

Sur le dessin et les couleurs :

« J’utilise du dessin teinté parce que je cherche à faire du dessin pur et pas de la peinture de couleur ; papier gris bleuté pour Animal’z, papier ocre pour Julia et Roem. Cette façon de dessiner, c’est en réaction après toutes ces années de peinture, de travail en couleur directe : j’avais besoin d’alléger mon travail, d’aller vers quelque chose d’épuré, de théâtral… Il y a peu d’éléments tangibles ; je ne voulais pas, par exemple, que le regard soit fixé accroché par l’intérieur de l’hôtel, c’est pourquoi il s’agit d’un hôtel inachevé, comme il y en a beaucoup à Bangkok : il ne fallait pas qu’il y ait d’éléments « reconnaissables », décoratifs, qui auraient perturbé la lecture de l’image ; je voulais que ce soient les corps, les images, qui soient importants, même pour les amoureux que je traite de manière assez pudique, avec peu d’images et, en plus de manière totalement muette : c’est tout le contraire de Shakespeare où ils sont très bavards ! »

Sur l’évolution du style graphique :

« Je suis conscient de l’évolution de ma façon de travailler : aujourd’hui, quand je vois La croisière des oubliés, ça fait bizarre ! Quelqu’un m’a dit récemment qu’il adorait cet album, je lui ai répondu : « vous êtes en train de me dire que tout ce que j’ai fait après est moins bien ! » J’ai eu la chance de pouvoir évoluer, les éditeurs m’ont fait confiance, les lecteurs aussi. Je n’ai jamais rien fait « en fonction » des lecteurs, et certains ne me le pardonnent pas, mais quand je vois mon parcours, je me dis que c’est un parcours très libre, c’est une chance énorme. »

Sur l’écriture :

« Je suis un peu comme ce personnage qui attache beaucoup d’importance à la mémoire des mots ; je prends énormément de plaisir à écrire depuis très longtemps, je crois que j’y prends même plus de plaisir encore qu’avant, d’où cette forme de narration, qui n’est plus de la bande dessinée classique, où on peut passer d’une scène de dialogues réaliste à un glissement dans la tête d’un personnage : le film La ligne rouge, c’est un peu un modèle du genre. Ma liberté est acquise : les lecteurs suivent, d’autre pas, mais d’autres me rejoignent. Si je me mettais à faire un roman, je crois que je serai démangé par l’idée de faire une image de temps en temps. C’est vrai que ça glisse doucement vers une forme de roman graphique, mais je reste concentré sur l’image. »

Sur la réalisation d’un film :

« Faire un film, c’est une rupture temporelle : on lâche ses crayons et ses pinceaux et on se confronte à autre chose qui est de la même matière, celle de la fiction, de la narration, mais avec d’autres outils et où, surtout, on n’est plus seuls, on a besoin de la compétence des autres… La mécanique même du cinéma fait que le film qu’on a rêvé au départ, on n’arrive jamais à le réaliser : tous les réalisateurs le constatent, il y a un moment donné où la machine vous échappe totalement et on essaie ensuite de tout reformuler, de tout formater au montage… Tous ces voyages dans d’autres sphères font évoluer de manière insidieuse la personne que l’on est. À la fin, on se retrouve à nouveau seul, et j’avoue qu’après avoir été pris en charge pendant cette assez longue période j’avais perdu tous mes repères : je ne savais même plus comment j’allais faire pour prendre un taxi, acheter un morceau de pain, et en plus, entretemps, on était passé du franc à l’euro : je suis toujours handicapé pour compter en euros ! Mais finalement, quand on se retrouve dans son atelier, on est très heureux, on se dit qu’on a changé, qu’on a quelque chose de nouveau. Si on ne fait que de la bande dessinée, on s’enferme dans un travail assez mécanique, on finit par devenir comme un fonctionnaire ! »

Sur la société :

« Des personnages manipulateurs ? Oui, et manipulés, aussi ! Alors, je ne sais pas si, quand j’étais petit, j’ai été traumatisé par Tito qui me manipulait, mais c’est comme ça que je vois la société, en effet… Partout où on va, il y a toujours quelqu’un qui est au-dessus de nous. »

Sur la religion :

« Quand j’étais plus jeune, j’étais athée ; mais maintenant, je file un mauvais coton, je suis devenu agnostique ! Alors je prends mes précautions… J’imagine parfois des généralistes de la religion : ça réglerait beaucoup de problèmes de communautarisme si on avait un type capable de prendre en empathie tous les monothéismes ! »

Sur Lovecraft :

« C’était un personnage assez infréquentable, assez odieux, je pense qu’il n’était pas très sain d’esprit, il était raciste, antisémite, mais il avait une écriture très efficace : quand j’avais seize, dix-sept ans, cet auteur m’a marqué, alors je fais des petit clins d’œil à son œuvre… Il a participé à l’élaboration de mon univers graphique : par exemple, il décrivait la « couleur tombée du ciel » comme « indicible, innommable » : c’était assez excitant de rechercher une couleur pareille ! »

Sur la formation :

« En fait, je suis autodidacte : j’ai passé trois mois aux beaux-arts, mais je n’ai rien appris pendant ces trois mois, d’autant qu’à l’époque, je préparais déjà ma première histoire pour Pilote… ; il faut un certain nombre de bases de dessin, mais le reste vient beaucoup en lisant, en observant en en pratiquant. »

Sur la sculpture :

« Je crois que tous les dessinateurs peuvent être sculpteurs, qu’ils ont ce sens du volume ; j’ai une théorie, elle est peut-être fausse, je crois qu’au tennis, les dessinateurs sont favorisés par rapport aux scénaristes parce qu’ils ont une meilleure vision du jeu dans l’espace : évidemment, quand je dis ça à Pierre Christin, il n’est pas d’accord… »

Sur le choix de travailleur seul :

« Avec Pierre, depuis qu’on a arrêté de travailler régulièrement ensemble, on a quand même quelques incursions : on a fait un bouquin sur une star hollywoodienne qui n’existait pas (beaucoup de gens ont cru qu’elle existait !), on a fait un bouquin sur Tchernobyl… Mais j’ai plein de projets personnels, je me sens bien seul pour l’instant. »

Sur le choix de faire un film ou une bande dessinée :

« Quand un sujet est très visuel, c’est forcément très cinématographique, car par rapport au cinéma, la bande dessinée est handicapée concernant le mouvement. Les Japonais surdécoupent, mais ça finit par devenir sans intérêt. Et en plus, on a la bande-son : dès que vous l’ajoutez au film, vous gagnez énormément, tandis que dans la bande dessinée, il faut que tout soit là d’emblée ? Donc, il y a un sujet, je sais que je ne pourrais pas le faire en bande dessinée mais, la plupart du temps, un même sujet peut donner lieu indifféremment à un film et à une bande dessinée. C’est la manière de l’écrire qui change.  Julia et Roam est très cinématographique, je l’ai fait comme si j’avais une caméra… »

Sur Sin City :

« Je suis allé voir par curiosité, mais j’ai très vite décroché, je trouvais ça fatigant, un peu vain. Je trouvais ça techniquement très beau au début, mais ça ne m’a pas du tout emballé, sans doute parce que l’histoire était trop « cliché ».

Sur son prochain film :

« On est parti dans l’idée de faire Animal’z en film d’animation, avec la motion capture, on est arrivé à un résultat qui me plait beaucoup mais… Imaginez un film d’une heure et demie comme ça ! C’est impossible en France, ça coûterait trop cher, et même si on avait le budget, je crois que ça marcherait moins qu’Avatar parce que dans Avatar, les personnages en 3D ne sont pas des humains : je pense que c’est impossible, faire des hommes réalistes en 3D. Alors on va faire un film avec des vrais acteurs qui entrent dans des décors en 3D, comme ça marchait très bien pour Immortel… »

Merci à Tiphaine Moreau d’avoir enregistre pour moi cette rencontre à laquelle je n’avais pas pu assister. Kenavo, les aminches !

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