En 1940, Smith se prend d'affection pour les 78 tours de vieux blues, de country, de Cajun - musique emblématique des Cadiens de Lousiane, et de gospels. Il en accumule plusieurs milliers et développe un intérêt grandissant pour la conservation et la classification de ces enregistrements qui étaient considérés à l'époque comme éphémères et condamnés à l'oubli. En 1947, la rencontre de Moses Asch, le patron du label Folkaways Records, concrétise le projet de Smith de publier ces titres enregistrés entre les années 1927 et 1932. Ces deux dates ne sont pas le résultat du hasard. En 1927, l'enregistrement électronique rend possible la reproduction d'une musique précise ; et 1932 correspond à l'arrêt des ventes de musique folk - populaire - due à la Grande Dépression. Cependant, les deux hommes ne disposent pas de toutes les licences leur nécessaires afin d'officialiser l'anthologie. Techniquement, c'est donc sous la forme d'un bootleg de grande envergure qu'elle circulera pendant 50 ans jusqu'à l'obtention de la totalité des licences, en 1997, à l'occasion de sa réédition par la maison Smithsonian Folkways.
Anthology of American Folk Music répond à un cahier des charges quasi universitaire. L'anthologie est ainsi découpée en trois thématiques : les "ballades", la "musique sociale" et enfin les "chansons". Dans ce premier volume, Smith a compilé plusieurs versions américaines des "Child Ballads", cette collection de 305 ballades d'origine anglaise et écossaise, agencées de façon à former une fresque narrative qui évoque les sujets typiques de ce style musical : la romance, les expériences surnaturelles, la morale, le meurtre, les héros populaires… On reconnait donc une fonction essentiellement didactique à ces titres qui illustre la vie quotidienne et paysanne de l'époque. Une manière pour les émigrants de transmettre et de faire perdurer les traditions importées de la vieille Europe.
Le deuxième volume s'attache donc à retranscrire l'importance et la place de la musique en terme de sociabilité. C'est-à-dire des morceaux joués à l'occasion des rassemblement et des fêtes populaires. Le côté narratif et didactique de la folk s'efface au profit de l'instrument, de la danse et de son rôle récréatif. Les mélodies prennent donc une tournure bien plus enjouée que sur le volume précédent. Les titres font référence à la spiritualité et à la liturgie catholique ("Wake Up Jacob" de Prince Albert Hunt's Texas Ramblers, "Little Moses" de la Carter Family, "Judgement" du Rev. J.M. Gates…). Quant au dernier volume, les "chansons", il évoque les thématiques de la vie quotidienne : le travail, le mariage, l'alcool, la prison, la mort… On peut citer à ce titre "Le vieux soulard et sa femme" interprété en français acadien qui relate, comme son nom l'indique... les déboires d'un vieux soulard avec sa femme.
L'intérêt de ces trois volumes et de la brochure qui les accompagne dépasse alors les seules motivations musicales. C'est un véritable objet d'art en soi, façonné par un auteur qui a dirigé dans sa totalité la conception artistique de l'anthologie. Smith s'est évertué à rédiger lui-même les notes en les agrémentant d'une méthode inhabituelle de collages fragmentaires. L'illustration principale qui apparait également sur chacun des trois volumes est un gravure de Théodore de Bry que Smith nommera le "Celestial Monochord", en référence à un traité mystique du scientifique et alchimiste Robert Fludd. L'anthologie a enfin contribué à ce que cette musique mais surtout cette culture, largement considérée comme marginale, revienne sur le devant de la scène. Et ce, pour les années encore à venir.
En bref : une œuvre d'art totale et indispensable qui offre une vision aussi large qu’érudite de la musique folk américaine dans cette première moitié du 20e siècle.
Il est à noter qu'un quatrième volume, "Country Music & Bluegrass", compilée par Smith lui-même, est sortie en 2010 sur le label Revenant.
Il faut ajouter qu'une édition complète, regroupant les quatre volumes en vinyle, est sortie cette même année sur le label Doxy Music.