Quand vous étiez petit, qu’est-ce que vos parents vous racontaient pour que vous refermiez l’œil après un affreux cauchemar ?
Étant jadis un enfant qui avait peur des monstres de la nuit, j’ai revendiqué depuis mon droit de dormir grâce à une grosse bébête poilue. Je défends maintenant avec ardeur le sommeil léger de mes enfants en compagnie de cette grosse douceur, Abigaïl, mon adorable Bouvier Bernois.
Un soir, ma petite Arielle, qui n’avait alors que trois ans, s’éveille en hurlant. Elle crie et pleure à s’en fendre l’âme. Comme tout bon parent, je me lève un peu ébranlée et je me précipite à son chevet. La petite est cachée sous les draps et me pointe le coin de sa chambre. Elle semble confuse, mais visiblement en proie à une réelle frayeur. J’essaie de la recoucher, mais cette fois-ci la routine habituelle ne fonctionne pas. Elle est inconsolable, et sa peur est presque palpable. Un peu exaspérée de ne pas pouvoir dormir, je m’assois malgré tout près d’elle et je décide d’improviser une histoire. Heureusement, le regard interrogateur de ma partenaire canine, du cadre de la porte, me donne une soudaine source d’inspiration. Je débute ainsi :
— Calme-toi, mon ange. Ne t’en fais pas, Abby va s’en occuper…
La petite, intriguée, s’arrête immédiatement de pleurer et me lance : « Pourquoi ? Comment ? », les yeux toujours mouillés.
— Quand maman a acheté Abby, l’éleveur nous a avisés de ses pouvoirs spéciaux…
— Hein ! Ça ne se peut pas, me disent ses longs sourcils pointés vers le ciel.
— Eh oui ! ajoutai-je. Abby a le pouvoir de manger les monstres. C’est inné chez cette race de chien.
— Abby mange l’monstres, m’man ? interroge-t-elle de nouveau dans son dialecte d’enfant.
— Sais-tu comment elle fait ? lui demandai-je.
Elle me fait signe que non de sa couette toute croche.
Le jour, lorsque vous êtes à la garderie, Abby part en tournée pour sécuriser la maisonnée. Elle renifle tous les recoins et repère immédiatement les êtres de la nuit. Ils ont, pour elle, une odeur particulière que nous, nous ne percevons pas. C’est aussi pour cela que ces chiens sont désignés pour accompagner les non-voyants. Ces derniers sont leurs yeux et les guident sur la route. Alors, pour nous, Abby fait la même chose. La nuit, elle se transforme en chasseuse de monstres. Elle les piste de très loin, de là sa couleur noire : les créatures sombres ne la voient pas.
Arielle regarde son agréable animal de compagnie avec un trop plein d’amour, c’est touchant. Je sens qu’elle me croit dur comme fer. J’en profite alors pour continuer :
— Tu sais, lorsque nous sommes allés la chercher à la pouponnière de la Bernoise, elle était la dernière de la portée. Nous n’avons pas eu l’occasion de la choisir. C’est comme si elle nous était destinée. Depuis, elle est chargée d’une mission : nous protéger. C’est maintenant son rôle de chien de famille. Elle nous permet de dormir en toute quiétude. Elle renifle aussi fort que le vent d’une tempête déchainée. Son pouvoir lui vient de la fée des familiers. Cette fée donne des dons aux animaux de compagnie, c’est pour cette raison que nous sommes si bien accompagnés. Abigaïl surplombe ses sombres proies, elle se penche et ouvre sa grande gueule, d’où soudain s’échappe une poussière verte qui lui permet d’avaler l’affreux.
Ma petite me sourit de sa jolie frimousse, ce qui lui fait oublier les mauvais rêves de la dernière heure. Elle se frotte le nez contre son doudou. J’étais certaine qu’elle se recoucherait… Mais non ! Elle se relève et me dit dans son jargon tout mignon :
— Elle fait quoi avec l’monstres après Abby ?
— Comme ça, ma chouette, elle les recrache. Mais généralement, elle fait cela dehors. Elle avale les méchants diablotins et ensuite s’en débarrasse.
Et pour être bien certaine qu’elle ne pose pas une autre question, je la devance en lui disant pour clore l’histoire que, par la suite, les monstres devenus une poussière verte servent de fertilisant pour Mère Nature. Avec cette nuée magique, Dame Nature fait fleurir les fleurs, croître les arbres et rend l’eau de pluie potable pour les animaux…
Ma fille est une amoureuse de la nature et de tous ses enfants — et quand je dis « tous ses enfants », je parle autant du joli renard que des escargots, mon histoire l’a comblée. N’ayant plus rien à redire, elle embrasse Abby venue nous asperger affectueusement de son dernier boire et elle se rendort sous son minois angélique. Ouf ! Je retourne me coucher assez satisfaite de cette fiction un peu apparentée au film La ligne verte, version canine…
Je m’allonge en caressant ma belle dévoreuse d’êtres cauchemardesques jusqu’à ce que…
— Maman ! Oh ! Non ! C’est Louis maintenant !
Et c’est reparti pour une autre histoire.
— Viens-t’en, Abigaïl…