J'ai eu le privilège de faire partie du cercle de ses intimes. Les décennies qui nous séparaient ne pesaient guère sur notre amitié réciproque. Je lui répétais qu'elle était ma plus jeune amie, celle à laquelle je pouvais confier mes joies et mes peines et elle aussi, partageait ses pensées, ses projets, car elle en avait, toujours ... Entre nous, pas question d'une relation de mère à fille, d'ailleurs elle avait déjà sa fille dont elle était très fière, et moi une mère que j'adorais. Non, ni mère, ni grand-mère, une vraie amie, voilà tout, jusqu'à son dernier souffle, nous nous comprenions à mi-mots.
Je me souviens, en été, des déjeuners en terrasse ou des dîners sous les lampions près du lac, au Creux de Genthod. Ils se terminaient par des glaces, une cassate pour elle, souvent prétexte à des flash-back sur l'Italie qu'elle aimait tant, qu'elle avait bien connue, lorsqu'elle travaillait à la Société Européenne de culture à Venise, les années après-guerre; elle évoquait un repas au Danieli avec le pen-club, le regard d'un bel Italien... Le sien restait brillant, les années ne changeaient en rien son pouvoir de séduction sur les hommes et les femmes qui l'approchaient au cours de séances de dédicaces. Mis à part la vivacité de ses yeux et son charme, c'était aussi son merveilleux talent d'écoute qui frappait: curieuse du monde, n'ayant pas peur de poser les vraies questions, même dérangeantes, comme la position de la Suisse pendant la guerre.
Elle avait commencé à écrire très tôt pour ne plus s'arrêter: petite fille, dans des carnets, et puis, jeune femme, bousculant les idées reçues, la place des jeunes filles de la bourgeoisie genevoise dont elle faisait partie; "la vie attendait " (1944) mais elle, elle était impatiente de la vivre. Plus tard, sur un ton à la Sagan elle narrait les hésitations d'une femme mûre pour son voisin plus jeune, le temps d' "un été sans histoire" (1962). Son écriture, fluide, rapide, sans superflu, avait une modernité sans âge. Je mets au défi un lecteur non prévenu de deviner l'âge de l'écrivaine de ses derniers romans, dont "Juste avant la pluie ", titre que je lui envie - elle le savait.
Plus de vingt livres traduits dans plusieurs langues, de nombreux prix littéraires dont le Prix Schiller, le Prix Lipp suisse, récemment, le prix Edouard Rod dont elle se réjouissait sans savoir qu'elle ne serait plus là pour le recevoir en personne. Elle a aussi traduit d'autres écrivains, de l'italien ou de l'allemand, dont Max Frisch, a été productrice d'émissions culturelles et littéraires à la Radio Suisse Romande, et travaillé avec Benno Besson à la Comédie de Genève.
Elle s'intéressait à l'actualité, au présent plus qu'au passé: elle préférait commander ses courses sur son Mac plutôt que de rechercher des photos d'archives sur le Net, et je la trouvais parfois très irritée par un problème d'imprimante!
Par téléphone, je l'emmenais encore se promener dans des villes où elle regrettait ne plus pouvoir aller, Berlin, Paris, Londres, même Tokyo... pour tenter de compenser un peu l'injustice de la vie, lorsque le corps vieillit plus vite que l'esprit.
J'aurais encore beaucoup à dire sur elle, Yvette Z'Graggen, mais je me sens soudain mal à l'aise en écrivant cet article: l'imparfait me pèse, je n'ai plus envie de penser à tous ces souvenirs et surtout à nos rendez-vous hebdomadaires que la mort a interrompus. Je préfère me tourner vers son air complice et bienveillant qui me suit chaque fois que je passe devant la bibliothèque où j'ai posé un cadre avec son sourire...
Et je vous invite à la lire, pour que ses mots continuent de vivre.