Deux lectures cette semaine évoquant la pérennité des documents numériques montrent encore une fois que la fermeté des affirmations est inversement proportionnelle à la certitude que l’on peut avoir sur un sujet.
Un premier article dans la revue « Sciences et Vie » donne des conseils de sauvegarde des images pour le grand public; des choix de matériels et de méthodes. Comme toujours, la lecture nous laisse dans une grande incertitude. Nous avons le choix d’hésiter entre des solutions plus ou moins défaillantes ou trop récentes pour être réputées fiables.
Le seconde évoque le colloque international « Révolution numérique, et si le cinéma perdait la mémoire ? » où Serge Tubiana se montre inquiet sur la préservation des films désormais tournés en numérique. La solution apparemment est celle que m’assenait il y a quinze ans un ami des Archives Nationales, faire des transferts argentiques.
Dématérialisation au Palazzo Altemps, Rome - Photo Daniel Hennemand, 2012
Tout ceci est traité le plus honnêtement du monde, mais les orientations prises semblent plus être liées à l’angoisse d’une catastrophe possible qu’à la perception de la réalité numérique. Ne faut-il pas reconnaitre notre impuissance à adopter une politique claire puisque aucune certitude ne s’offre à nous? Ce monde nous pousse à l’empirisme, sans trop de connaissance et sans certitude.
Fondamentalement, ces raisonnements s’appuient sur la notion de propriété du document. Nous sommes détenteur d’un document réputé fragile, nous devons donc le protéger. Pourquoi ne pas inverser le raisonnement? Puisque l’objet numérique nous échappe, favorisons sa diffusion dans l’espoir que quelques avatars survivent. Après une période d’exploitation commerciale, partager un objet numérique documenté est peut-être l’unique manière d’en assurer la pérennité. Mais n’est-ce pas remettre en question la propriété et la valeur d’une création?
Constat d’angoisse
L’objet numérique du créateur nait des algorithmes de traitement de l’information, des applications logicielles et des supports d’enregistrement, qu’ils soient résidents ou déportés. Aucun des outils ni des processus n’offrent la garantie recherchée du zéro défaut. L’objet numérique devient visible en fin de cycle de vie. Les logiciels, leur état, leur version, l’opérabilité d’un outil de gravure, la qualité de l’enregistrement, ce qui permet l’aboutissement de l’œuvre, il n’y a rien de tangible à soumettre à notre regard inquiet*. Aucune différence entre un enregistrement correct – certifié – ou corrompu. Pourtant notre esprit pragmatique a besoin de différences visibles et il nous faut tout contrôler. Contrôler la chaîne numérique représente une complexité et un coût exorbitant.
Quant à la pérennité des supports argentiques, n’est-il pas autant illusoire?
Il y a trente ans, la sollicitation du centre de recherche de Kodak Pathé m’avait fait sourire, il fallait de toute urgence intervenir sur le négatif couleur Eastman Kodak des « Dents de la mer » devenait instable; les dents du requin jaunissait!
Une visite au Ministère de la culture m’avait également consterné. L’exploration d’un fonds de magnifiques Ektas 13×18 montraient des images cyans ou magentas. Les couleurs des émulsions argentiques s’étaient fortement dégradées; mauvais développement, mauvais conditionnement, mauvais stockage pour aboutir à cet état.
N’en sera-t-il pas toujours ainsi? L’évolution des émulsions sera toujours difficile à maitriser. Le report d’un fichier sur support argentique est juste rassurant car il est ancré dans notre vielle culture de médias matérialisés. L’objet obtenu est tangible et visible. Comme l’étaient ces disques CD-Rom « Century » que l’on a tenté de vendre pendant des années à la BNF. Un disque incassable en verre recouvert d’or, voilà un précieux palliatif à l’angoisse de la volatilité de l’objet numérique. Objet qui ressemble comme disait Guillaume Cuvillier** à une goute d’eau tombant sur du sable. Enfin, la pratique de ces reports représenteront des coûts de plus en plus inaccessibles.
Un espoir, le partage d’objets documentés
Les nouvelles inquiétudes de l’ère numérique cachent bien des dégradations et disparitions de fonds argentiques d’origines accidentels, organisationnelles ou politiques.
On ressort dans les salles des films restaurés comme Playtime de Jacques Tati; Playtime est sorti en 1967, où est la stabilité de l’argentique?
Les archives d’Alexey Brodovitch ont disparu dans l’incendie de son appartement en 1956; la numérisation n’était pas née, s’eût été un bon point pour le numérique.
La belle photothèque de l’entreprise Kodak Pathé à Paris, a été dissoute avant le démantèlement de l’entreprise – ainsi que le musée -. La mémoire pourtant argentique de l’entreprise, disparue!
La photothèque de la direction des Affaires Culturelle de Paris, riche de dix années de reportages originaux sur la capitale, a été dispersée par des technocrates après la fermeture du service photo.
Sont-ce là des phénomènes liés aux techniques employées? Je n’en suis pas certain. La société peine surtout à évaluer la valeur de son patrimoine – que préserver? – et à en assurer la diffusion – à résoudre l’équation possession, partage et gratuité -.
L’objet numérique est ambivalent, d’un côté il est intangible et génère des inquiétudes nourries par notre culture de possession de l’objet, de l’autre, sa nature dématérialisée et sa duplication sans limite apportent la solution d’une pérennité tant recherchée. Il peut de surcroit contenir aisément des informations documentaires, les métadonnées, qui sont donc véhiculées dans un même geste que le document lui-même.
Malgré tout, on ne peut pas nier un triste corolaire sur un plan commercial, l’objet dématérialisé se multiplie et échappe à son propriétaire. Peu après le dernier Festival de Cannes, nous avons vu passer des copies de films sur DVD de la sélection officielle portant la mention d’une interdiction de diffusion. Une malhonnêteté sur un plan juridique, mais une preuve de l’impossible maitrise de la propagation d’un objet numérique.
La désappropriation des contenus est elle liée à la généralisation du numérique?
Ceci peut paraître iconoclaste avec une vision traditionnelle de possession d’un original, mais celui-ci existe-il encore? Que vient faire finalement la technique dans ce débat des inquiétudes? La complexité était déjà présente et nous n’avons toujours pas résolu l’ensemble des paramètres de la préservation des documents argentiques.
Le numérique ne fait que mettre l’accent sur nos faiblesses à gérer le patrimoine et à conserver des modèles économiques anciens.
Daniel Hennemand
v1.1
* D’ailleurs à chaque évocation du sujet, les conférenciers nous effrayent avec d’horribles reproductions de CD ou DVD oxydés et déformés – pour ma part, en vingt-cinq ans, je n’en ai jamais vu.
** ex. rédacteur en chef de feu le magazine Le Photographe
EDILLIA, une expertise dans les métiers de l’image