Décidément, Aix-en-Provence est une ville qui aime recevoir les prix Nobel asiatiques : après Ôé Kenzaburo en octobre 2006 à la Cité du Livre, c’était à l’Université de Provence d’accueillir Gao Xingjian les 2 et 3 avril derniers.
La bibliothèque universitaire des Lettres et Sciences humaines inaugurait en effet l’Espace de recherche et de documentation (ERD) Gao Xingjian, un centre de ressources qui permettra au chercheur ou au simple amateur de tout savoir et tout trouver sur l’œuvre du prix Nobel de littérature 2000.
A cette occasion de nombreuses manifestations se sont tenues, en présence de Gao Xingjian, qui se trouve être l’ami intime de Noël Dutrait, professeur à l’Université de Provence, directeur de la jeune équipe "Littérature chinoise et traduction" (une équipe qui anime par ailleurs un excellent blog), et, surtout, traducteur avec sa femme Liliane de la plupart des grands livres de Gao Xingjian – La Montagne de l’âme et Le Livre d’un homme seul au premier chef.
Outre la cérémonie officielle d’inauguration, qui a permis au public de découvrir un homme extrêmement humble et disponible, plusieurs réjouissances se sont déroulées : certaines plus scientifiques (une table ronde sur la réception et/ou la traduction de l’œuvre de Gao Xingjian dans plusieurs pays du monde : la Suède, l’Italie, le monde anglophone, la France et bien sûr la Chine), d’autres plus directement artistiques.
Ainsi le 2 avril 2008, le film La Silhouette sinon l’ombre a été projeté au Théâtre Antoine Vitez. Ce film, coréalisé par Gao Xingjian, Jean-Louis Darmyn et Alain Melka, est pour le moins particulier et déroutant. A certains égards (mais cela n’engage que moi) prétentieux et intellectualisant, il n’en reste pas moins globalement fascinant, sans doute à cause d’un travail sur l’image et surtout sur différentes formes artistiques (la peinture, le théâtre, la musique et l’opéra) qui en font une œuvre foisonnante et envoûtante, une mise en abyme sur le travail créateur de Gao lui-même, mais surtout une très belle réussite esthétique, poétique et hypnotique.
Le lendemain, ce sont des lectures de textes qui ont conclu ces deux journées. D’abord une pièce inédite intitulée Ballade nocturne et qui, pour être honnête, ne m’a pas franchement convaincu. Ensuite, et à mon avis bien plus intéressant, un long extrait de la pièce de théâtre Au bord de la vie, magnifiquement interprétée par les comédiens Muriel Roland et Marcos Malavia. Ici encore, un peu comme pour La Silhouette sinon l’ombre, Gao Xingjian a donné à voir une œuvre souvent exigeante et difficile, dans laquelle on n’entre pas si facilement mais, pour peu qu’on s’y abandonne, l’on finit par s’y laisser porter ; une œuvre qui ne cesse de s’interroger sur l’existence et la condition humaine mais aussi sur elle-même, plus particulièrement par le truchement d’effets de "distanciation" qui ne sont pas sans rappeler le dispositif brechtien.
Il semble clair, en tous cas, que Gao Xingjian s’est montré à Aix tel qu’en lui-même : polymorphe, éclectique, irréductible et inclassable. S’il reste probablement plus connu pour son sommet littéraire La Montagne de l’âme (ce qui soit dit en passant n’est que justice), l’honnête homme ne peut ignorer que ce prix Nobel atypique est également l’auteur d’une œuvre théâtrale, picturale mais aussi cinématographique qui en fait un artiste quasi "total".
Le parcours de Gao est pour le moins chaotique : né en Chine en 1940, ayant perdu sa mère très tôt (suicide ou accident ? une incertitude qui hante l’œuvre entière), victime comme des millions d’autres personnes des années Mao et des séjours forcés "à la campagne", il a fini par choisir définitivement la France. Désormais, Gao Xingjian vit à Paris et il a la nationalité française. Pour lui le retour en Chine est exclu, il ne se fait d’ailleurs guère d’illusions sur la capacité rapide de ce pays à changer.
Bref, comme d’autres auteurs (je pense à Milan Kundera mais il y en a tellement), Gao Xingjian est un peu dans un "entre-deux" à certains égards inconfortable mais dans lequel il semble avoir appris à évoluer. Témoin de cette ambiguïté, son prix Nobel : couronne-t-il un écrivain français ou chinois ? La Chine officielle ne veut rien savoir de lui, elle pense que l’Académie de Stockholm a fait un choix uniquement "politique" qui n’a plus rien à voir avec l’art. Quant à la France, elle est évidemment fière, quoiqu’un peu embarrassée, de dire que Gao Xingjian est le dernier des prix Nobel… français !
Tout le parcours intellectuel et artistique de Gao est pourtant marqué par le passage et le dialogue entre l’Orient et l’Occident. Jeune déjà, il n’a eu de cesse de faire découvrir en Chine l’art occidental, et plus particulièrement d’avant-garde (en littérature : le Nouveau Roman et le Théâtre de l’Absurde ; en peinture : l’impressionnisme et Matisse). Une bipolarité que l’on retrouve dans son œuvre, à certains égards fortement imprégnée par la culture chinoise classique mais, par ailleurs, extrêmement influencée par les théories et expérimentations artistiques occidentales.
Finalement, c’est cette impression de flottement que j’apprécie le plus dans l’œuvre de Gao Xingjian, une œuvre incertaine et sans cesse en mouvement, tremblante, à l’image de ces quelques citations que j’extrais, un peu pêle-mêle, de La Montagne de l’âme (un roman que je ne saurais trop recommander à mes lecteurs) : "Je suis enfoui dans le brouillard. Le paysage a disparu devant moi, tout est indistinct." (P.94, éditions de l’Aube poche) "Je ne sais pas si tu as déjà réfléchi à cette chose étrange qu’est le moi. Il change au fur et à mesure qu’on l’observe, comme lorsque tu fixes ton regard sur les nuages dans le ciel, couché dans l’herbe." (P. 211) Ou encore les derniers mots du roman, on ne peut plus explicites : "Faire semblant de comprendre, mais en fait ne rien comprendre. En réalité, je ne comprends rien, strictement rien. C’est comme ça."