L’avis d’Emmanuel
Les violons de VivaldiElle est une belle et riche romaine, grande, blonde, vive, intelligente, sensible. Une princesse, nous dit-on. Entretenant avec son mari une sorte d’amitié amoureuse respectueuse et distante, elle parcourt le monde, dont elle fréquente les plus grands palaces en quête d’œuvres d’art d’exception pour le compte de la maison de vente aux enchères prestigieuse pour laquelle elle officie en tant qu’expert.Lui exerce les fonctions de guide touristique. Entre deux âges, ou peut-être sans âge, le profil sémite, l’air ténébreux, il parcourait le monde suivi de cohues pépiantes jusqu'à ce qu’il décide de rater son navire. Insondable et mystérieux, il est l’homme que nous avons tous croisés un jour en nous demandant ce qu’était sa vie, mais sans jamais parvenir à se l’imaginer.Entre eux, l’irrationnel. Celui qui préside aux vies décousues, que chacun d’eux mène à sa manière. Celui du hasard qui les place côté à côte dans l’avion puis les fera se croiser de nouveau sur un petit campo vénitien. Celui de l’amour intense, fou, désespéré, qui les liera dés les premières minutes.Et autour d’eux Venise, tantôt historique, tantôt actuelle. Toujours alanguie. Bruissant de silence et de pas. Une Venise polymorphe, théâtre parfait d’amours secrets comme des manifestations outrancières de la vie mondaine la plus contemporaine… S’il est possible de présenter ce programme en usant de quelques artifices grammaticaux et stylistiques afin d’en augmenter artificiellement la profondeur, le menu ne résistera pas longtemps à un examen raisonnable. Avec de tels ingrédients, le résultat sera forcément un peu trop. Trop passionné. Trop artificiel. Trop clinquant. Trop mièvre. Trop superficiel… Mais ce trop n’exclue pourtant pas obligatoirement une certaine émotion. Un peu, finalement, comme ce que je ressens à l’écoute des Quatre Saisons.
Je suis une légendeAprès avoir été fortement marqué dans sa première moitié par ce que je ne pourrais mieux qualifier, bien que le terme sois aussi désuet qu’imprécis, que comme une certaine hystérie, le cours du roman s’infléchit de plus dans un sens aussi inattendu qu’intéressant. Car ce qui ne semblait jusqu’alors destiné qu’à inscrire le récit dans l’univers fastueux des palais vénitiens, à savoir le lien étroit entre les protagonistes et le marché de l’antiquité d’art très haut de gamme, devient tout à coup un élément essentiel de la mise en perspective historique de l’intrigue. Comment ? Par l’irruption soudaine de la Légende dans le parcours de l’un des personnages, légende qui fait immédiatement passer son épaisseur de négligeable à tout à fait conséquente. Légende qui en justifie les agissements les plus étranges tout en transformant l’impénétrabilité un peu brouillonne qui le caractérisait jusque là en un véritable mystère, dans ce que le terme revêt de plus noble. Un mystère que ne fait probablement qu’entretenir mon propos. Si c’est le cas, vous m’en voyez heureux. Car c’est bien ce point d’ombre, qui ne sera d’ailleurs, de manière pertinente, que partiellement levé dans la suite du roman, qui en fait tout l’intérêt.
Another VeniceEt Venise dans tout ça ? Elle est bien là, vieille femme kaléïdoscopique, aux ressources infinies, qui prépare à ses rejetons les petits plats que leur appétit appelle et met à leur disposition les ambiances que leur âme désire. Pourtant, les facettes que l’on voit scintiller dans l’Amant sans domicile fixe, ne sont pas celles que je connais. On y fréquente l’intérieur des palaces et des palais plus souvent que les appartements modestes et les campo déserts du Cannaregio. On y circule le long des canaux en motoscafo plus souvent qu’à pied sur les fondamenta. Et les seules rues que l’on arpente en marchant sont celles bordées de boutiques de luxe qui séparent la piazza San Marco de l’Accademia. Seul le campo del Ghetto Nuovo constitue finalement une passerelle entre « ma » Venise et celle dépeinte dans le roman. Étonnamment pourtant, ce qui aurait pu susciter chez moi un rejet, m’a en fait donné l’agréable impression d’accéder à une dimension de la ville qui me serait sans cela demeurée inconnue. Et comme j’aime Venise dans tous ses aspects…
A lire ou pas ?L’amant sans domicile fixe est un roman vénitien « contemporain », qui choisit, tout en honorant l’histoire et l’immuabilité de la ville, de nous en donner à voir les aspects les plus actuels. Sa trame est à cette image, à cheval entre le caractère outrancièrement flashy du roman d’amour de notre siècle et la puissance d’un matériau puisé dans la profondeur des arcanes du temps. Si j’avais écrit cette critique à mi-parcours, c’est un franc non que j’aurais assené ici avec beaucoup d’assurance. Le livre refermé et loin de moi, comme Venise, depuis quelques semaines, c’est plutôt un oui pensif que je retiendrai, en vous recommandant de vous accrocher au début. Mais n’est-ce pas ainsi qu’il faut faire, lorsque poussé en tous sens de la gare de Santa Lucia au Rialto à travers la Strada Nuova par la masse des curieux et des vendeurs à la sauvette, on espère être déposé par le flot tumultueux dans un méandre plus calme de ce fleuve touristique ?
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