«Il y a, dans le journal [intime], comme l'heureuse compensation, l'une par l'autre, d'une double nullité. [...] L'illusion d'écrire et parfois de vivre qu'il donne, le petit recours contre la solitude qu'il assure [...], l'ambition d'éterniser les beaux moments et même de faire de toute la vie un bloc solide qu'on puisse tenir contre soi, fermement embrassé, enfin l'espoir, en unifiant l'insignifiance de la vie et l'inexistence de l'oeuvre, d'élever la vie nulle jusqu'à la belle surprise de l'art et l'art informe jusqu'à la vérité unique de la vie, l'entrelacement de tous ces divers motifs fait du journal une entreprise de salut: on écrit pour sauver l'écriture, pour sauver sa vie par l'écriture, pour sauver son petit moi (les revanches qu'on prend sur les autres, les méchancetés qu'on distille) ou pour sauver son grand moi en lui donnant de l'air, et alors on l'écrit pour ne pas se perdre dans la pauvreté des jours ou, comme Virginia Woolf, comme Delacroix, pour ne pas se perdre dans cette épreuve qu'est l'art, qu'est l'exigence sans limite de l'art. [...]
Ceux qui s'en rendent compte et peu à peu reconnaissent qu'ils ne peuvent pas se connaître, mais seulement se transformer et se détruire, et qui poursuivent cet étrange combat où ils se sentent attirés hors d'eux-mêmes, dans un lieu où ils n'ont cependant pas accès, nous ont laissé, selon leur force, des fragments, d'ailleurs parfois impersonnels, que l'on peut préférer à toute autre oeuvre.[...]
Il est tentant, pour l'écrivain, de chercher à tenir le journal de l'oeuvre qu'il écrit. Est-ce possible? Le Journal des Faux-Monnayeurs est-il possible? S'interroger sur ses projets, les peser, les vérifier; à mesure qu'ils se développent, les commenter pour soi-même, voilà qui ne semble pas difficile. [...] Et pourtant, un tel livre n'existe pas. [...]
L'écrivain ne peut tenir que le journal de l'oeuvre qu'il n'écrit pas.»
Maurice Blanchot, «Le Journal intime et le récit», dans Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 224-230.
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