La stratégie européenne de Lisbonne avait mis en exergue l’importance de la santé vis à vis de l’économie et le troisième programme d’action de l’Union Européenne dans ce domaine (2014-2020) a renforcé le lien entre croissance économique et la bonne santé de la population (1). Bien que cette volonté soit affichée, l’UE a-t-elle réellement mis en place l’organisation nécessaire, d’une part, à la création d’un secteur de la santé cohérent et homogène et, d’autre part, susceptible d’apporter la puissance souhaitée par ses représentants ? L’objectif est-il atteint en terme de stratégie de puissance ?
Le secteur de la santé est reconnu comme stratégique par nature
Le secteur de la santé a un aspect polymorphe car la santé réfère à des concepts tant éthiques, moraux (la vie et la mort) qu’économiques. Elle « a un coût » mais « n’a pas de prix ! ». De fait, la santé a trait au particulier (car touchant à la vie et à l’état de bien-être) mais, en même temps, elle définit les contours d’une économie qui représente une part importante du PIB (entre 10 et 15% en Europe). L’OMS (2) définit d’ailleurs, en 1946, la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », élargissant ainsi son champ d’application.
Au travers de l’histoire, la santé a été une préoccupation politique essentielle des sociétés pour diverses raisons :
• Limiter voire éviter la propagation des maladies et des épidémies et d’amoindrir les capacités de survie du territoire (cf. Grande Peste de l’an 1348) ;
• Augmenter la connaissance sur l’être humain afin d’augmenter la durée de vie (retenue comme 1er critère d’évaluation de la performance et théorie de la transition démographique) ;
• Garantir que les hommes de guerre soient en état de combattre contre les ennemis ;
Augmenter les capacités des travailleurs : travailler plus, plus longtemps (cf. Rapport de Villermé en 1841 et création du code du travail) ;
• Améliorer la santé par des actions sur les conditions de vie pour augmenter les facteurs de puissance économique de prospérité et de compétitivité (actions d’hygiène, d’aménagement des logements, de constructions environnementales, …) ;
• Diminuer la souffrance, devenue insupportable pour nos sociétés notamment, en fin de vie et rendre acceptable les impacts sociétaux d’un point de vue social (cf. acceptabilité du risque et principe de précaution) ;
• Gérer les dépenses de santé appelées à croître compte tenu des progrès techniques, du vieillissement de la population et de l’incidence de nouvelles pathologies.
En ce sens, « la santé » est un domaine stratégique en soi parce qu’il touche à la fois les conditions de survie de la population vis à vis des menaces potentielles qu’elles soient d’ordre naturel, guerrier ou économique. Cela justifie intrinsèquement que les Etats placent le secteur sous surveillance et doivent définir des politiques qui permettent d’atteindre des objectifs concrets répondant à leur volonté. C’est un élément essentiel de la protection sociale.
L’économie de la santé est complexe et la régulation du système de santé est diversifiée dans les Etats membres : « Vite, une harmonisation s’impose ! »
Ce qui pose problème, c’est l’évaluation de l’état de santé de la population et les modes d’action pour atteindre les objectifs. En effet, de nombreuses spécificités apparaissent dès lors qu’on tente de réaliser une approche économique et sociale du secteuri car sont impliqués les patients, le corps médical et les organismes de soins, les industries pharmaceutiques (médicaments et méthodes de soins), les industries chimiques (molécules de base), le marché de l’assurance (assurance maladie) et plus récemment, l’industrie alimentaire car les modes de vie modernes ont un impact sur la santé.
Le marché s’avère complexe car la relation offre/demande se fait à des niveaux sociologiques différents. Il est instable dans la demande, biaisé dans l’offre et l’information est asymétrique entre offreurs de soins et patients, entre assurés et assureurs. L’Etat a une action d’ingérence incontournable dans le fonctionnement économique du secteur. Il doit fixer le cap acceptable par tous, rôle que ne prend pas l’UE actuellement !
Les dispositifs de contrôle sur la fiabilité des produits mis sur le marché s’avèrent incapables de garantir l’efficience des soins apportés et l’intégrité des contrôleurs est remise en doute dans le cadre d’affaires de conflit d’intérêt avec les industries productrices des produits de santé (pharmaceutiques et chimiques).
Le secteur de la santé n’existe pas en tant que tel dans l’Union Européenne
L’UE a repris les valeurs de justice sociale, d’équité, d’universalité, de solidarité propres aux politiques de santé des états membres qu’ils soient adeptes des théories beveridgiennes ou bismarckiennesii. Elle a fortement affichée sa volonté de promouvoir les actions politiques sur la santé, instituant un droit européen à la santé pour ses concitoyensiii. Cependant, la santé n’est pas au premier rang des politiques publiques les plus intégrées dans l’UE et la compétence supranationale est extrêmement réduite.
L’UE a focalisée son action sur les maladies épidémiques (SIDA, SRAS, H1N1,…) laissant aux Etats membres le soin de gérer leur propre politique de santé sur le fondement du principe de subsidiarité. Seules certaines dispositionsiv permettent de déroger aux règles régissant le marché commun en matière de libre circulation des marchandises, de libres prestations de services ou de liberté d’établissement.
Elle affiche la volonté de la « réalisation d’un niveau élevé de protection de la santé ». Pour ce faire, certaines dispositions ont été créées :
Mise en œuvre des directives d’évaluation de la mise sur le marché des médicaments (EES (3))
Mise en œuvre de la directive REACHv qui inverse la responsabilité de la preuve sur le fabricant: Ce sont d’excellentes barrières à l’entrée qui devraient protéger les producteurs européens mais qui alourdissent les charges de recherche et de mise sur le marché propres à limiter leurs capacités d’exportation et d’incitation à innovervi ; faiblesse des organismes européens au regard des lois américaines ou chinoises.
Coordination entre les 27 pays de l’UE de la gestion des assurances maladies par la mise en circulation des cartes d’assurés sociaux qui favorisent la mobilité des patients dans le but de limiter les dépenses de soins : dispositif encore fragile.
Promotion de la recherche scientifique et médicale dans le cadre du 7ème plan sur la recherche…
L’attitude défensive de l’UE s’est caractérisée dans le domaine médical par la mise en œuvre d’une action d’évaluation de la pandémie de grippe aviaire ou d’une attaque terroriste biochimique. La démonstration a été faite à cette occasion de la dépendance vitale aux laboratoires préparant les vaccins et au manque d’autonomie de l’organisation des secours et des systèmes d’informations, essentiellement lié au peu de réactivité du tissu industriel (PME) et des services de soins. Le constat est fait. Où en est l’action préventive ?
Les industries stratégiques du secteur sont menacées par les pays émergents des BRICs
Il ne fait aucun doute que le secteur de la santé est un secteur stratégique car il fait l’objet d’offensives concurrentielles. Le secteur comprend en son seing des entreprises pharmaceutiquesvii employant à elles seules directement 640000 personnes et sans doute 3 à 4 fois plus en indirect. L’innovation y est un critère préférentiel de stratégie des entreprises (27 000 million d’€ investis en 2010) qui possèdent encore une avance probablement issue de la culture historique du secteur. La France, l’Allemagne et la Grande Bretagne ont, en effet, été des contributeurs insatiables pendant plus de 2 siècles et demi, fondés sur « une saine concurrence ».
Mais résisteront-elles à la pression croissante des attaques des entreprises des BRICs (marché en croissance de 20% en 2010 à comparer au 1.8% des entreprises européennes). Les USA, quant à eux, occupent 42,3% du marché des ventes de produits pharmaceutiques contre 22% en Europe.
L’industrie agroalimentaireviii européenne, confrontée au difficile problème de l’obésité et des maladies cardio-vasculaires, s’est positionnée dans le sens de la prévention primaire qui a eu des répercussions positives partout dans le monde. Une stratégie d’influence qui pourrait montrer la voie !
Mais la construction européenne saura-t-elle accepter cette démarche ? Les atermoiements de l’UE à mettre en place des règles harmonisées pour tous et plus souples pour les entreprises auront-ils raison des guerres que livrent les USA et la Chine pour prendre possession du secteur et en assurer la domination ? Aujourd’hui, la volonté affichée ne suffit pas pour définir une stratégie de puissance et des décisions doivent encore être prises en terme de responsabilisation des acteurs. L’efficience des soins et la gestion collective des dépenses doivent être vues dans le cadre de l’intérêt collectif et non individuel de chacun des acteurs. Réorienter le secteur vers la prévention primaire pourrait être un atout gagnant.
Marie-Christine MICHEL
BIBLIOGRAPHIE
i Sandrine CHAMBARETAUD (Commissaire Général au Plan) et Laurence HARTMANN, Revue de l’OFCE, octobre 2004, « Economie de la santé : Avancée Théoriques et opérationnelles »
ii ESPING-ANDERSEN,G.1998 »The three worlds of welfare capitalism.repr.Princeton, N.J. : Princeton University Press
iii Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (2000/C364/01), JOCE du 18.12.2000, notamment son article 35
iv Thomas Kostera (2009) « La santé : nouvelle frontière de l’intégration européenne », Emulations url : http://www.revue-emulations.net/archives/h-6—regardds-sur-notre-europe-1/Kostera Editeur : Emulations – Revue des jeunes chercheurs en sciences sociales
v Olivier FUCHS, « REACH : a new paradigm for the management of chemical risks », compte rendu de discussion fermé de l’IFRI, Health ans environment report, n°4, déc 2009
vi Institut Economique MOLINARI : « risques et obstacles réglementaires pour les entreprises innovantes en Europe », Cahier de recherche de Valentin PETKANCHIN, Bruxelles, 2008
vii The pharmaceutical Industry in figures, EFPIA, European Federation of Pharmaceutical Industries and Associations, Key data, 2011 update.
viii ALLAL, DAUPHIN, DEVOS, DJOUMA, MONTEIRO, « La compétition mondiale dans l’industrie agro-alimentaire », Intelligence Economique, ESSEC
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1 Stratégie EUROPE 2020
2 OMS = Organisation Mondiale de la Santé
3 EES : exigences essentielles de sécurité