Dans un univers à trois dimensions, vous ne disposez guère que de deux alternatives pour vous en sortir. La première n’est jamais la plus simple… Et quant à la seconde, d’ordinaire, mieux vaut, croyez-moi, ne pas y songer ! Or ce n’est pas, non plus, en espérant pouvoir asservir le temps qui passe, que vous avez la moindre chance d’y parvenir. Dans un univers à cinq dimensions, en revanche, le jeu des possibles devient illico nettement plus intéressant ! Surgissent en effet, inévitablement, une infinité de solutions, toutes plus véridiques les unes que les autres. Charles Mauduit n’est plus ce personnage de roman qu’il nous est tous arrivé, un jour ou l’autre, de croiser, mais un être réellementde chair et de sang qui vous parle comme je vous parle. Raisonne à peu près normalement et répond de manière plutôtsensée. Semble sincèrement soulagé quand Violaine Parmentier, les cheveux en bataille, se matérialise soudain devant lui, en provenance directe du dortoir du premier étage et le salue gauchement d’un petit signe de la main, ostensiblement enjoué. Charles Mauduit, dans un tel univers, se permettrait sans doute d’inviter la jeune femme à rejoindre aussitôt ses collègues qui poufferaient, à tout va, sur la terrasse opportunément ensoleillée, quoique balayée par le vent, et s’amuseraient d’un presque rien, et se lanceraient dans diverses digressions dont, à l’évidence, mieux faudrait oublier l’existence. C’est ainsi que Charles Mauduit l’avait encouragée, gentiment, à ne pas trop rester dans l’entrée, puisque l’heure tournait et que dix heures pétantes, c’était déjà presque un peu tard… Oui, dans un univers à cinq dimensions, - la cinquième étant celle du rêve -, le monde que vous connaissez n’est plus qu’une hypothèse parmi d’autres. Ce dont Charles Mauduit, en se levant de son siège, le visage encore crispé, avait doucement entrepris de convaincre Violaine Parmentier. En lui suggérant par exemple, et tout en l’accompagnant sur le perron, qu’il était même parfaitement possible, tenez-vous bien, qu’elle n’ait, purement et simplement, jamaisexisté ! Ni elle, ni ses trois enfants dont elle avait pourtant laborieusement égrené les noms dès le premier matin… Jamais ?Enfin, du moins, pas comme ça… Pas sous une forme humaine, pour le dire autrement… Bosquet lumineux d’herbes sauvages accroché aux pentes noircies d’un volcan, ça oui, peut-être. Cumulonimbus en orbite stationnaire au dessus de l’océan tourmenté, ça oui, très probablement. Galet poli à l’infini aspirant encore et toujours à la tendresse des vagues, ça oui, sûrement… Mouais… Mais voilà qui change tout ! Car, en pareille hypothèse, naturellement, nos carapaces sociales n’ont plus aucune importance ! Vous n’avez plus d’identité. Ce que Charles Mauduit pourrait traduire par un léger hochement de tête. Et par un rapprochement à peine perceptible des épaules. Frôlements et familiarités des anoraks que Violaine Parmentier, dans le civil responsable des ventes de la région Limousin, pourrait légitimement, mais à tort, interpréter d’une manière un peu différente. A tort, car il s’agissait juste, après ces deux journées passées ensemble, de vous faire toucher du doigt qu’on ne peut vraiment progresserqu’en acceptant de régresser. Et que l’aisance managériale à laquelle vous aspirez - nous sommes là pour ça, n’est ce pas ? - pourrait bien, précisément, se nicher dans l’une des dimensions de l’univers dans lequel nous évoluons. Ce qui revient à dire qu’il importe de réussir à se libérer de notre moi le plus profond. En espérant alors renaître au monde, ce qui suppose, symboliquement, d’accueillir dans la joie le nouveau patronyme sous lequel l’ensemble du groupe, ici présent, entend désormais vous désigner. N’est-ce pas ? On en était là... Précisément là… Car Charles Mauduit ne voulait surtout pas qu’il y ait d’ambigüité. Il n’avait pas pour ambition, bien sûr, de lui donner le moindre conseil pratique, ni d’expliquer en long en large et en travers comment procéder, au quotidien, avec le père de ses adorables amours dont elle semblait, définitivement, avoir bien du mal à relativiser la détresse. Ce qui est tout à fait normal, Violaine, bien sûr. Normal… Ni, non plus, comment se comporter avec l’affreux jojo du département juridique qui lui pourrissait l’existence au point de lui faire perdre jusqu’à l’envie de chanter. Et de danser. On connaît ça… Car dans un univers à cinq dimensions, Violaine, c’est vous et personne d’autre qui, si vous le souhaitez naturellement, faites la pluie et le beau temps, si je puis dire ! Si bien que nous avons d’abord à nous préoccuper de nous mêmes. Réflexion fort judicieuse en vérité qui, d’ailleurs, avait conduit Charles Mauduit à recruter sur le champ une écharpe de laine bariolée, abandonnée sur un fauteuil, puis à relever son col, à respirer calmement, à trois ou quatre reprises, au moins, oui lentement, très lentement, en prenant soin d’écouter le moindre battement de son cœur, et en cherchant, dans le même temps, à relâcher au maximum cette saloperie de tension qu’il devinait encore à moitié coincée entre les omoplates. Avant de se sentir redevenir lui-même. Avant de se demander, par parenthèse, s’il ne faudrait pas mieux, cette fois, fermer à double tour la porte du bâtiment principal pour éviter que le premier rodeur venu ne s’introduise tranquillou dans les étages… Puis retrouvant la force intérieure qui le caractérisait tant, putain, laissant Violaine, l’éternelle retardataire, se rapprocher définitivement de ses collègues. Recevoir divers compliments sur sa tenue vestimentaire censée lui permettre d’affronter les rigueurs de l’hiver. Et sa mine qui semblait enfinreposée. Même si personne ne souhaitait évidemment, à cet instant-là, faire la moindre allusion à ce qu’elle avait fini par concéder, la veille au soir, autour du feu, quand son tour était venu de raconter ce qu’elle avait vraiment sur le cœur. Et qui avait effectivementà voir avec ce Julien QuelqueChose qui lui téléphonait sans arrêt. Mais aussi avec ce Vincent CassePieds qui la tourmentait soir et matin avec ses chiffres, ses objectifs, ses courbes à la con. Et ses sous-entendus graveleux. Bref, tous les trucs vraiment pénibles qui semblaient l’entraver et lui interdire d’atteindre la nécessaire harmonie. Y compris, d’ailleurs, ce qu’elle pensait de sa poitrine qu’elle trouvait trop volumineuse, véridique, je vous assure. Et de son nez légèrement dévié vers la gauche… Enfin, vers la droite, pour vous. Et de ses fesses insuffisamment rebondies qui lui descendaient tristement sur les cuisses. Et de tout ce qu’elle n’osait pas dire et qu’ils avaient ab-so-lu-ment refusé d’entendre, jusqu’à ce que les uns et les autres, chacun leur tour, ils aient entrepris de lui chanter une berceuse de leur enfance. Tous... Même Jean-Louis Bertrand qui, pourtant, détestait de plus en plus la tournure que prenait ce stage de merde, pour reprendre la terminologie imaginée qu’il semblait avoir définitivement adoptée. Et même Gisèle Renard qui n’arrêtait pas d’éternuer depuis le matin et avait retrouvé une soudaine énergie pour fredonner le P’tit Quinquin dont, spontanément, ils avaient repris en cœur le refrain. Ouahh… Voilà qui avait été fort. Car c’était une initiative parfaitement sincère et très adaptée, en vérité. Charles Mauduit, quant à lui, s’était alors approché de Violaine et lui avait murmuré la prière que se répétaient les vieux indiens d’Amérique quand ils craignaient que le soleil ne se débine pour de bon et disparaisse pour toujours de l’autre côté du monde. Ce qui avait immédiatement déclenché de violents sanglots, divers pleurnichements et chagrins dans les travées. Oui, c’était à ce moment-là que Violaine s’était brusquement effondrée, secouée de soubresauts terribles qui pouvaient faire croire que son corps tout entier était directement branché sur une prise électrique, lui administrant à intervalles réguliers, toute une série de décharges particulièrement douloureuses. Et c’est évidemment à ce moment-là aussi qu’elle avait été unanimement baptisée Sanglots-Electriques, un nom qui lui allait super vachementbien, avaient-ils tous pensé, et en riant franchement, cette fois. Et c’est vrai, que dans un univers à cinq dimensions, il y a nécessairement, avait conclu Charles Mauduit, légèrement sentencieux cette fois, un moment où le sentiment océanique de ne plus vous appartenir vous ouvre des horizons insoupçonnés. Sauf qu’il y a aussiun moment où vous devez vous révéler tout à fait invulnérable. En commençant par oublier ce dont vous avez conscience là, tout de suite, à la seconde même à laquelle je vous parle… Charles Mauduit, une fois la clef dans la poche, avait, à titre d’exemple, désigné d’un geste dédaigneux le bâtiment de briques rouges qui abritait les cuisines, le réfectoire, le jacuzzi où ils se retrouvaient, tous, en fin de journée et les salles en parquet ciré qui servaient pour les séances de yoga et dont les larges baies vitrées ouvraient sur le parc, la forêt voisine, au loin le moutonnement des collines. Et s’était éclairci la voix. S’était passé la main dans les cheveux, réclamant le silence d’un mouvement des lèvres, à peine esquissé, puis leur avait annoncé à tous qu’il convenait désormais de franchir une étape supplémentaire en acceptant, pour une fois, de se fier totalement à notreinstinct avait-il dit, lentement, en balançant la tête de droite à gauche, et en les fixant du regard, les uns après les autres, avec une insistance un peu excessive, tout de même. Jusqu’à ce que les rires, peu à peu, finissent par s’éteindre. Et qu’il ne reste plus que le froid, presque sibérien, qui commençait à pas mal décourager les plus volontaires de la troupe, lesquels, entortillés dans leurs duffle-coats, et autres cache-nez, bonnets et foulards, moufles et mitaines, dansaient d’un pied sur l’autre, recroquevillés sur eux mêmes, pestant en silence contre leur imprévoyance qui leur a fait choisir tel lainage et non un autre, se réchauffant comme ils pouvaient d’un bref et stupide ricanement, se frottant les mains allégrement, claquant des dents, tremblant à la cantonade, grognant de plus belle, se jetant avec avidité sur la moindre cigarette que l’un ou l’autre s’apprêtait à dégoupiller, piaffant eux aussi de s’élancer sur les chemins, histoire d’en finir au plus vite, d’accord ? D’accord ! Car, oui, bien sûr qu’ils avaient compris. Inutile d’épiloguer... Consigne numéro un, en se référant à sa seule intuition, attention les ami-e-s, consigne numéro un, donc, rallier le fameux pavillon de musique dont on leur rebattait les oreilles depuis deux jours et qui se trouvait quelque part dans la forêt à moins d’un quart d’heure de marche de là. On s’y retrouve tous pour danser la salsa, c’est çà ? Consigne numéro deux, fermer les yeux de temps en temps et laisser venir en soi le sentiment de plénitude qui vous permettait d’accéder à la conscience universelle. Consigne numéro trois, ne plus prononcer un mot à partir maintenant… Car, dans un univers à cinq dimensions, il y a un temps pour tout. Un temps pour le rêve. Un temps pour la réalité. Et, dans la réalité, vous étiez censé ne plus faire le moindre commentaire. Vous éloigner aussi sec. A l’image de Sac-de-Nœuds qui, mine de rien après avoir adressé un drôle de salut étrangement désinvolte au reste de la troupe, s’était empressé de disparaître derrière la haie et avait filé directement vers la forêt. C’est bon ? A peu près. Sauf pour Langue-de-Vipère qui tergiversait encore, cherchant à obtenir de Charles Mauduit qu’il confirme son souhait de les voir tous, oui tous, participer à ce qui n’était, sans doute, pas autre chose qu’une mascarade, au mieux un jeu, mais proprement stupide, au fond. Tous, même ceux qui, comme lui, avaient un peu mal au genou ? Ou qui, suivez mon regard, comme Sanglots-Electriques se plaignaient d’avoir passé une nuit pour le moins épouvantable… Ou qui… Non, bon sang, pas la peine d’insister, s’il vous plait ! Car, ce jeu n’était passtupide. Et d’ailleurs ce n’était pas un jeu. Dans l’univers des amérindiens, savoir s’orienter au milieu du désert, ne jamais perdre son sang froid et retrouver la bonne direction, quoiqu’il arrive, n’avait rien, mais rien, d’une aimable partie de plaisir. Un tel exercice, franchement, permettait réellement de comprendre à quel point le monde qui nous entoure est égalementcelui qui nous charpente. Nous sommes les invisibles insectes et les fleurs sauvages que nous foulons sans cesse à nos pieds, avait ajouté Charles Mauduit sans être, il est vrai, tout à fait sûr, à les observer tous, chacun leur tour, et, avec ça, à devoir les supporter en permanence, ou presque, depuis le début de la semaine, qu’il parviendrait réellement à les convaincre de changer, ne serait-ce que de manière infinitésimale, la façon si pitoyable, au fond, qu’ils avaient de considérer l’existence. Des insectes proprement microscopiques, une touffe d’herbe sèche, un souffle de vent, l’envol d’un étourneau, le chant d’une tourterelle… Faire corps avec tout ce micmac, bon Dieu… Sentir vraiment cela, au moins une fois, avant de tirer sa révérence ! N’était-ce pas ce vers quoi nous devrions tous tendre à chaque instant, tous et toutes, tant que nous sommes ? N’était-ce pas ce qui importait le plus au monde ? Oui, à bien y réfléchir, la perspective de pouvoir communier avec le moindre frémissement de la nature aurait dû, à cet instant précis, les transporter d’enthousiasme, non ? Sauf qu’un peu plus d’une heure trente plus tard, après qu’ils se soient dispersés en silence, et, les uns les autres, brièvement recueilli, chacun dans leur coin, comme il le leur avait d’ailleurs vaguement suggéré, puis après avoir traversé plusieurs fois cette putain de clairière – Charles Mauduit semblait réellement sûr et certain d’être déjà passé par là – l’enthousiasme en question s’était légèrementémoussé. Bon, en un sens, il n’y avait strictement aucune raison de s’alarmer ! Certes, à en croire ce qu’on vous racontait à grands traits dans les locaux surchauffés de l’office du tourisme, du moins si vous aviez la chance d’y trouver âme qui vive en la personne d’une jeune femme au visage ingrat et à la démarche épouvantablement nonchalante, certes, donc, la forêt semblait s’étendre assez loin, et même très loin en vérité, sur un territoire considérable… Certes ! Mais, à force d’arpenter les sous-bois, de revenir sans arrêt sur ses pas, d’explorer d’autres pistes, il finirait bien par tomber sur un chemin de traverse, une indication un peu précise, une route goudronnée, une maison forestière… N’importe quel repère ferait l’affaire et Charles Mauduit avait encore, à vue de nez, de longues, de très très longues heuresdevant lui, six ou sept au moins, avant que la nuit ne tombe et que thermomètre ne descende encore d’un cran, et frise le ridicule en s’enfonçant à une vitesse vertigineuse comme s’il cherchait brusquement à s’approcher du zéro absolu… Rester fidèle à lui-même, voilà la leçon qu’il devait impérativement tirer de la situation. Rien ne pourrait jamais l’atteindre, s’était-il dit, pour peu qu’il se cramponne comme un malade à l’image qu’il s’était toujours fait de lui-même. Savoir devenir immortel, ni plus ni moins, c’est le chemin qu’il convient désormais de prendre, avait-il expliqué au groupe, la veille au soir tandis qu’ils étaient tous agglutinés autour de la cheminée, à commenter, sans fin, ce que Sanglots-Electriques leur avait déblatéré, les appréciations peu flatteuses de Vincent Flament quant à son anatomie, les humiliations quotidiennes devant les collègues, la manière qu’on avait de lui montrer qu’elle ne valait pas tripette, et puis les interminables disputes avec son mec, les leçons de morale de sa sœur, j’en passe… Parvenu en contrebas d’un talus couvert de mousses et de champignons, juste après avoir frôlé la catastrophe (il avait affreusement glissé sur des feuilles au risque de se déboiter définitivement la cheville) il avait éprouvé, tout de même, un bref sentiment de découragement. Quelque part, très loin d’ici, très très loin, ils devaient, tous, les horribles, être dans l’incapacité absolue d’imaginer qu’il était à deux doigts, à ce moment-là, de verser une larme à la seule évocation de leur existence. Ce qui était le cas. Oui, à deux doigts… A deux doigts de craquer, tout simplement. Ayant avisé un tronc d’arbre qui semblait à même de pouvoir lui offrir un peu de repos, il avait opté, sans réfléchir plus que ça, pour une séance improvisée de méditation qui lui permettrait, accessoirement, de souffler un peu, et de reprendre des forces, et de retrouver un peu de tonus, de quoi tenir, bordel. Car il fallait absolument dénicher une solution quelconque et, comme de juste, la solution en question était, sans doute, lâchement embusquée au plus profond de lui-même. Ce qui impliquait d’accepter vraiment de n’être plus rien. Et d’en comprendre le sens. De sentir. De laisser, sagement, s’écouler le temps sans jamais craindre ce que nous réserve demain. D’écouter. Surtout cela, peut-être, d’ailleurs, écouter… Charles avait maintenant fermé les yeux. Et commençait à ressentir un léger bien être. Le sentiment que son corps pourrait bien, un jour, se mettre réellement à flotter. Ou même à naviguer, au gré du vent, entre deux eaux. C’était si bon. Et puis ce fut comme la révélation d’une présence ! Charles eût soudain la certitude qu’il y avait bien quelqu’un tout près de lui, avant même de commencer à l’entendre s’approcher, à pas feutrés, sur le tapis de feuilles qui montait jusqu’à lui. Il s’efforça de tenir bon, et de garder obstinément les yeux fermés. De prolonger l’attente le plus longtemps possible. C’était Sanglots-Electriquesqui marchait ainsi, avec une telle élégance, Charles en était à peu près sûr. Il savait que c’était elle, sans pouvoir néanmoins en expliquer la raison. La veille au soir, quand le feu avait décliné, et qu’ils avaient commencé, les uns et les autres, à se retirer dans leurs dortoirs respectifs, il avait longuement parlé à la jeune femme. Et c’est après qu’il avait compris, en l’écoutant répondre, à quel point elle avait été, réellement, blessée par la vie. Elle semblait, oui, éprouver un tel désarroi que Charles en avait été profondément troublé. Oui… Ils avaient fini par rester, sans rien se dire, juste là, assis l’un à coté de l’autre, tandis que les braises, les unes après les autres, finissaient par s’éteindre. Juste avant que Violaine ne déclare, soudain, qu’elle était affreusement fatiguée, et qu’il fallait absolument qu’elle dorme, au moins une nuit sur deux, ou une nuit sur trois, ce serait déjà ça. Et, lentement, elle s’était penchée vers lui, et avait posé sa tête contre l’épaule de Charles qui, à ce moment-là, avait retenu sa respiration, et s’était efforcé de ne penser à rien d’autre qu’à l’intensité de ce qu’il aurait pu éprouver si, par quelque extraordinaire hasard, le monde avait été un peu différent de ce qu’il était. Il avait sans doute dû lui caresser les cheveux, et aussi un peu les seins, mais pas plus, et sans même se retourner, l’avait laisser s’éloigner, et refermer doucement la porte derrière elle, jusqu’à ce que la nuit finisse par les emporter, comme elle nous emporte tous, sans que l’on n’y puisse jamais rien. Et là, voilà qu’en plein jour Sanglots-Electriquesallait à nouveau se matérialiser à quelques mètres seulement de lui et qu’ils allaient, enfin, pouvoir reprendre la conversation de la veille, et prolonger cette rencontre qui n’avait pas encore eu lieu mais à laquelle, tous deux, ils semblaient aspirer de toutes leurs forces. Voilà ce que Charles pensait. Du moins avant d’ouvrir les yeux. Car, en lieu et place de la jeune femme, c’était la silhouette un peu moins aimable, il faut bien le dire, d’un type de son âge, équipé de pied en cape d’une panoplie de chasseur et qu’il avait bien fallu découvrir après qu’un premier aboiement, localisé à quelques mètres seulement de lui (à gauche ?), eût subitement introduit un léger doute dans son esprit. Oui, c’était bien l’image d’un paysan au visage bourru qui s’était inscrite sur sa rétine et non celle de Sanglots-Electriques, à peine protégée d’une nuisette, silhouette qu’il avait tout de même pu apercevoir, juste avant le petit déjeuner, et quelques secondes, pas plus, quand elle s’était faufilée, vite fait, dans la salle de bains au milieu des vapeurs tropicales. Oui, rien moins qu’un chasseur, la carabine en bandoulière. Le regard un peu mauvais, et la gitane maïs de travers, la totale. Et c’est à ce moment-là que Charles Mauduit avait enfin compris qu’un univers à cinq dimensions s’avérait systématiquement beaucoup plus fragile que ce monde brutal, pétri de réel, dont certains racontaient pourtant, régulièrement, qu’il pouvait finir à tout instant. Car, dans un tel univers, il suffisait juste d’ouvrir les yeux, et rien de plus, pour déclencher immanquablement l’anéantissement complet du cosmos que de lointaines prophéties avaient annoncé pour bientôt...