La première partie du recueil arbore même titre qu'en la
couverture... soyons donc attentifs, d'autant qu'on nous y confie un secret. Secret
qui, redoublé d'un qualificatif homonyme, confine à l'évidence, puis au mystère,
sinon quel serait le sens d'un tel recours à l'évidence ? On nous y confie des
axiomes froids et étranges par lesquels le paradoxe rassure, tandis que c'est
la tautologie qui intrigue et fait perdre tout repère. Le livre prend ainsi la
tournure d'un traité universel, où chaque chose – l'eau, la roue, la
montagne... – se définit par elle-même, par ce qu'elle est (innombrables
occurrences du verbe être), par ce qu'elle produit (qui lui ressemble tant), et
par ce qui lui ressemble tant (bien que de nature si différente). Chaque chose
évoquée est ainsi extraite de la Création pour être insérée dans cet herbier où
la privation de lumière et d'eau en permet un examen posé, au prix d'en
transformer l'essence en la figeant. Et chaque chose invoquée, copiée du monde intelligible
vers ce livre secret, se charge, à la façon d'un pinceau, des idées du copiste.
Le traité en devient d'autant plus universel : les choses sont décrites,
intégrant l'être du copiste, lui-même nourri des choses.
La roue s’engendre sans cesse
de ne pas pouvoir se dérouler
ni sortir du ventre de la roue.
Ces leçons débouchent sur un mystère de parure extrême-orientale. L'eau, la
roue et la montagne déjà cités ne sont-ils pas des personnages édifiants du Tao
Te King? Les formulations paradoxales, ou de grammaire inattendue, ne
renvoient-elles pas aux koan du bouddhisme chan puis zen?
Chaque pierre
est le presse-papiers
de son absence.
On admet que la poésie doit se faire étrangère langue pour amplifier son écho,
en accroître la palette. Outre ce détour par l'Orient, ce sont les apories, les
raisonnements en forme d'impasse, qui nous poussent ici à ce pas de côté
nécessaire à la manifestation du réel.
Une grenouille se fait queue
du bœuf de l'eau.
C'est ainsi que le secret se crée.
Les Armes découvertes constitue une
deuxième partie dans laquelle le réflexe mi- tautologique mi-énigmatique
s'estompe. Le monde y est davantage objet de contemplation. La nature de
l'arbre ou de la feuille y sont délicatement pensées. Mais tel arbre, qu'il
soit chêne ou bouleau, n'offre pas d'intérêt. C'est l'arbre en soi, comme mode de
développement, qui est présenté. Comme c'est sur le brin d'herbe, en ce qu'il
participe à l'effort du monde, qu'est portée l'attention.
Le brin d'herbe
est le rameur de l'herbe
au peu et à la proue
de l'herbe
La fleur ou l'oiseau agiront de même, construisant un poème non bucolique, mais
ontologique, pointant un monde dont il faudra encore en accepter les axiomes.
le monde est la ramée d'un haricot du
monde
Puis La Branche cachée, qui clôt le
recueil, opère un retour à l'énigmatique.
La partie apparente est la mieux
camouflée
On emprunte des chemins tortueux, en quête de choses qui s'obstinent à celer
leur nature profonde, comme prennent plaisir à faire aussi les mots qui les
désignent :
C'est l'aiguille introuvable
qui remet du baume au cuir
de la botte de foin
C'est que les mots aussi sont des choses, comme le poète lui-même est une
chose. Ainsi le monde, les empreintes qui en témoignent, le poète en suivant la
piste en une chasse entêtée, ont même pied, fondus en un Tout esquissé comme à
l'encre de Chine où l'homme a dû s'assigner une place juste entre le ciel et la
terre.
[Henri Chevignard]
Laurent Albaraccin, Le Secret secret,
Flammarion, 2012