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[note de lecture] "Le Secret secret" de Laurent Albaraccin, par Henri Chevignard

Par Florence Trocmé

AlbaraccinLa première partie du recueil arbore même titre qu'en la couverture... soyons donc attentifs, d'autant qu'on nous y confie un secret. Secret qui, redoublé d'un qualificatif homonyme, confine à l'évidence, puis au mystère, sinon quel serait le sens d'un tel recours à l'évidence ? On nous y confie des axiomes froids et étranges par lesquels le paradoxe rassure, tandis que c'est la tautologie qui intrigue et fait perdre tout repère. Le livre prend ainsi la tournure d'un traité universel, où chaque chose – l'eau, la roue, la montagne... – se définit par elle-même, par ce qu'elle est (innombrables occurrences du verbe être), par ce qu'elle produit (qui lui ressemble tant), et par ce qui lui ressemble tant (bien que de nature si différente). Chaque chose évoquée est ainsi extraite de la Création pour être insérée dans cet herbier où la privation de lumière et d'eau en permet un examen posé, au prix d'en transformer l'essence en la figeant. Et chaque chose invoquée, copiée du monde intelligible vers ce livre secret, se charge, à la façon d'un pinceau, des idées du copiste. Le traité en devient d'autant plus universel : les choses sont décrites, intégrant l'être du copiste, lui-même nourri des choses.  
La roue s’engendre sans cesse  
de ne pas pouvoir se dérouler  
ni sortir du ventre de la roue.
 
Ces leçons débouchent sur un mystère de parure extrême-orientale. L'eau, la roue et la montagne déjà cités ne sont-ils pas des personnages édifiants du Tao Te King? Les formulations paradoxales, ou de grammaire inattendue, ne renvoient-elles pas aux koan du bouddhisme chan puis zen? 
Chaque pierre  
est le presse-papiers 
de son absence.
 
On admet que la poésie doit se faire étrangère langue pour amplifier son écho, en accroître la palette. Outre ce détour par l'Orient, ce sont les apories, les raisonnements en forme d'impasse, qui nous poussent ici à ce pas de côté nécessaire à la manifestation du réel.  
Une grenouille se fait queue  
du bœuf de l'eau.
 
C'est ainsi que le secret se crée.  
Les Armes découvertes constitue une deuxième partie dans laquelle le réflexe mi- tautologique mi-énigmatique s'estompe. Le monde y est davantage objet de contemplation. La nature de l'arbre ou de la feuille y sont délicatement pensées. Mais tel arbre, qu'il soit chêne ou bouleau, n'offre pas d'intérêt. C'est l'arbre en soi, comme mode de développement, qui est présenté. Comme c'est sur le brin d'herbe, en ce qu'il participe à l'effort du monde, qu'est portée l'attention.  
Le brin d'herbe  
est le rameur de l'herbe  
au peu et à la proue  
de l'herbe  
 
La fleur ou l'oiseau agiront de même, construisant un poème non bucolique, mais ontologique, pointant un monde dont il faudra encore en accepter les axiomes.  
le monde est la ramée d'un haricot du monde  
Puis La Branche cachée, qui clôt le recueil, opère un retour à l'énigmatique.  
La partie apparente est la mieux camouflée  
On emprunte des chemins tortueux, en quête de choses qui s'obstinent à celer leur nature profonde, comme prennent plaisir à faire aussi les mots qui les désignent : 
C'est l'aiguille introuvable  
qui remet du baume au cuir  
de la botte de foin
 
C'est que les mots aussi sont des choses, comme le poète lui-même est une chose. Ainsi le monde, les empreintes qui en témoignent, le poète en suivant la piste en une chasse entêtée, ont même pied, fondus en un Tout esquissé comme à l'encre de Chine où l'homme a dû s'assigner une place juste entre le ciel et la terre.  
 
[Henri Chevignard] 
 
Laurent Albaraccin, Le Secret secret, Flammarion, 2012  


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