Oliver Jeffers, The Incredible Book-Eating Boy
La bibliothérapie, c'est un Gros Mot en critique de la littérature jeunesse.
Quand on dit qu'un bouquin est 'bibliothérapeutique', ça veut dire, en gros, qu'il a été créé pour 'servir à quelque chose', pour 'adresser un besoin spécifique de l'Enfant'.
Suivez mon regard: superficiellement, ce terme regroupe tous les livres qui ont des titres du genre 'Lola a trois mamans,' 'Jojo a un cancer de la prémolaire', 'Timothée fait caca au lit', etc. L'Universitaire en Littérature Jeunesse trouve que ça puire (et pas seulement à cause des effluves qui se dégagent du plumard de Timothée). Il trouve ça de mauvais goût et de mauvais qualité. Il n'inclura pas ces livres dans ses Recherches. Par contre, il dira, dans l'introduction, 'Nous avons écarté du corpus tout livre estimé "bibliothérapeutique" et donc de peu de valeur esthétique ou littéraire.'
Mais pas si vite. Il y a de l'hypocrisie dans l'air. Pour peu que 'Lola a trois mamans' soit écrit par Mario De Murail et illustré par Claude (Merleau-)Ponti, et qu'il s'appelle 'Maman, Mommy, Mama & Moi', avec un design tout tendance, eh bien hop! il n'est plus bibliothérapeutique, il est 'pertinent', 'd'actualité', 'mariant un profond "message" à une esthétique impeccable', etc. Et pourtant le 'message' reste la même: c'est pas un problème d'avoir trois mamans, regarde, Lola s'en sort très bien à part qu'elle doit faire trois fois plus de colliers de macaronis à Noël. D'où il appert que ce qui embête les Universitaires, en réalité, c'est quand on essaie d'adresser les besoins de l'enfant en faisant des dessins moches et en écrivant mal. Sinon, c'est très bien.
Cette hypocrisie vis-à-vis de la bibliothérapie met en évidence un problème plus général: la position très ambivalente du critique de littérature jeunesse. Dans l'idéal, on voudrait un livre qui soit tellement esthétiquement et littérairement 'pur', qui n'ait absolument aucun 'usage' pour l'enfant-lecteur: qu'il soit simplement une expérience, une sensation, un événement de lecture. Mais de l'autre côté, on revient constamment et sans pouvoir y échapper au fait que, eh bien oui, la littérature jeunesse reste une littérature à message, ou pire, une littérature à fonction.
La littérature jeunesse, c'est un discours d'adultes destiné à un public d'enfants, et donc c'est de manière axiomatique un discours frappé par le sceau de la pédagogie, qu'on le veuille ou non. Elle ne peut pas ne pas être 'pour' quelque chose, puisqu'elle est 'pour' l'enfant: et si on estime qu'elle est 'pour' l'enfant, c'est donc qu'on estime qu'il y a assez de différence entre adulte et enfant pour justifier que l'enfant ait une littérature spécifique, qui adresse donc des besoins spécifiques, et qui le fait avec des procédés spécifiques.
C'est quelque chose qui est très difficile à accepter pour un auteur jeunesse, parce qu'on voudrait faire de l'art entièrement détaché, entièrement 'inutile' au sens le plus noble du terme. Mais personnellement, je pense qu'il n'y a aucune contradiction dans l'idée qu'une oeuvre peut être à la fois éducative et esthétique; à la fois pédagogique et passionnante.
Quoi qu'il en soit, la bibliothérapie 'bonne' ou 'mauvaise' est une constante de la littérature jeunesse. Et prise dans l'autre sens, c'est sans doute aussi une constante de l'adulte écrivant, qui tente peut-être par là de se guérir de je-ne-sais-quoi...
Lundi prochain, on passe au C, comme Crossover!