Quel est le point commun entre Franco, la bombe atomique, Vladivostok et Einstein ? Allan Karlsson. Allan Karlsson n’est pas particulièrement enchanté à l’idée de fêter son centième anniversaire au home. Il décide donc, sans plus se poser de questions car il n’est pas homme à tergiverser, de franchir le cadre de sa fenêtre pour atterrir dans le parterre de fleurs juste en-dessous – en pantoufles. C’est le point de départ d’une folle aventure qui le mènera, au gré de la campagne suédoise, à la rencontre de personnages tout aussi exceptionnels que lui : un lascar grisonnant, un presque-vétérinaire/presque-coach de sport/presque-spécialiste de littérature suédoise et accessoirement vendeur de hot-dogs, une beauté rousse au langage ordurier, un trafiquant de narcotiques et de… boulettes de viande, sans mentionner d’autres comparses du même acabit (et parfois dotés de quatre pattes). Le hic, c’est que le papy fugueur embarque dans sa cavale une valise volée, ce qui occasionnera pour notre joyeuse équipée de délicates situations dont les issues peu avouables contraindront ses membres à une clandestinité tout compte fait bienvenue.
Si le périple d’Allan pour échapper aux griffes des propriétaires du bagage dérobé et éviter les questions gênantes de la police ne manque pas de piment, sa vie entière est une succession de péripéties toutes plus décoiffantes les unes que les autres, lesquelles nous sont contées sous forme de récit croisé. Notre centenaire a en effet traversé le XXe siècle et il se trouve qu’il a à maintes reprises et sans vraiment le vouloir influé sur l’histoire mondiale.
La peinture que Jonasson produit du XXe siècle est hilarante. Si la plupart des faits historiques sont avérés, l’écrivain y ajoute une touche de délire, comme lorsqu’il met en scène un jeune Kim Jong-il pleurnichard et capricieux, qu’il enivre Truman avec force rasades de tequila – à même le goulot ! – ou qu’il croque Franco en amateur de paëlla. Vous apprendrez donc qu’Allan a sauvé ce dernier d’une mort certaine alors qu’il s’apprêtait à franchir avec ses hommes le énième pont que notre héros était chargé de détruire pour la cause républicaine lors de la guerre civile espagnole. C’est également notre spécialiste des gros pétards qui a livré, entre le service de deux tasses de café, le secret de la dernière équation menant à la bombe atomique aux Américains, puis aux Russes lors d’un voyage arrosé à bord d’un sous-marin. Ce qui n’est pas écrit dans vos livres d’histoire non plus, c’est que Vladivostok a totalement brûlé en 1953 lorsqu’Allan et son ami Herbert Einstein ont cherché à faire diversion pour s’enfuir du Goulag où ils étaient injustement emprisonnés. Oui, car figurez-vous qu’Albert Einstein avait un frère, Herbert… très loin de posséder l’acuité intellectuelle du premier par ailleurs.
Sous cette réécriture complètement fantasque, on ne peut cependant s’empêcher de sentir une pointe d’ironie. Corruption sous-jacente au processus électoral, manigances diverses et trafics internationaux, inepties politiques incarnées par leurs idéologues, fatuité mal placée des enquêteurs qui ne songent qu’à leur ascendant local, recours à la brutalité et attirance généralisée pour la bouteille, des hautes sphères aux plus humbles : la démonstration de tous ces travers résonne comme une discrète dénonciation. Mais nous ne sommes pas du côté de la gravité, à l’image d’Allan Karlsson qui, bien que non dénué d’intérêt pour la rubrique « actualités internationales » des journaux, est furieusement apolitique. Il traverse son siècle avec désinvolture et résignation, souvent sans jugement, cherchant uniquement à tirer son épingle du jeu – voire à sauver sa peau dans certains cas. Il n’est ni hostile ni mauvais, il est au contraire désintéressé car désillusionné et possède un grand sens moral, quoique parfois surprenant. Alors, quelque part, on lui envie un peu sa nonchalance, comme celle des autres protagonistes qui se prennent si peu au sérieux…
Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire est très bien documenté historiquement, les personnages et événements sont caractérisés de manière précise autant qu’imaginative. On retrouve avec gaité des petits détails qui, à des dizaines de pages d’intervalle, se répondent, rendant cette intrigue rocambolesque très bien ficelée. Mais, au-dessus de tout, ce roman est un pur condensé de jouvence et de bonnes surprises, provoquant petits rires et grande distraction. Un conseil toutefois : s’adonner à cette lecture de façon intermittente, afin que les nombreux rebondissements de l’action soient appréciés à leur juste valeur.
Jonas Jonasson, Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire (Presses de la Cité, 2011)