Dans la série, démystifier l’histoire
Les premiers Idrissides étaient-ils chiites?
Par Mouna Hachim
Mouna Hachim est titulaire d’un DEA en littérature comparée. Depuis
1992, elle a éprouvé sa plume dans les métiers de la communication et
de la presse écrite. Passionnée d’histoire, elle a publié en 2004 «Les
Enfants de la Chaouia», un roman historique et social, suivi en 2007
d’un travail d’érudition, le «Dictionnaire des noms de famille du
Maroc»
Dans le sillage de la chronique précédente consacrée à quelques
contrevérités historiques délibérément entretenues sur le règne des
Idrissides, j’avais envie de poursuivre cette fois avec une énigme, sans
prétendre apporter de réponse mais poser de manière dépassionnée le
débat dans un souci de relecture apaisée de notre histoire loin de toute
tentative d’instrumentalisation avec la connaissance comme meilleur
rempart.Un de ces mystères et sujets sensibles, relevant quasiment du tabou est celui relatif à l’obédience chiite (ou pas!) des Idrissides, lequel fait grincer quelques dents juste à l’idée de son questionnement.
Il est connu de tous qu’Idriss 1er est un descendant de Ali mais cela fait-il de lui pour autant un chiite?
C’est en l’an 170/787 qu’est arrivé au Maroc, l’Oriental Idris, fils de Abd-Allah El-Kamil, fils de Hassan El-Mouthanna, fils de Hassan Sibt, fils de Ali, fils de Abi Talib, gendre et cousin du Prophète. Il échappait ainsi à la persécution abbasside contre tous les descendants de Ali à la bataille d’El-Fakh, près de la Mecque avant d’être proclamé Imam deux ans plus tard par les tribus Awraba du Zerhoun.
Concernant son obédience, elle serait selon les uns non seulement sunnite mais sunnite-malikite. Ils se fondent notamment en cela sur cette phrase attribuée à Idriss 1er rapportée par Mohamed ben Jaâfar Kettani dans son livre «Al-Azhâr Al-‘âtira…», selon laquelle «nous» serions rattachés à l’imam Malik ibn Anas et à son livre Al-Muatta’ dont Idriss 1er aurait encouragé la lecture dans ses provinces.
Un attachement par le recours comme principales sources du droit au Coran et à la Tradition du Prophète et une approche juridique utilisant le consensus (al-ijmaa) des savants et le jugement personnel (al-Ray). Un attachement expliqué aussi par la position politique du fondateur du malikisme né à Médine en 716 qui aurait soutenu aussi la destitution du deuxième calife abbaside Abû Ja`far al-Mansûr, en faveur du Alide Mohamed Nefs Zakia (sans qu’il ne vienne à l’idée, si on devait suivre cette logique, de conclure que l’Imam Malik était chiite!).
Par ailleurs, il est un fait que c’est surtout à partir du X
Ie siècle que le malikisme connut une belle impulsion au Maroc grâce aux Almoravides, supplantant le rite orthodoxe hanafite alors en vogue. Ce qui n’empêcha pas le malikisme qui avait gagné d’abord l’Andalousie de s’installer au Maroc depuis les Idrissides.
Le Muatta’ (littéralement, «la Voie rendue aisée»), premier traité de hadiths et premier traité juridique aurait été introduit en premier au Maroc par le cadi andalou d’Idriss 1er, Amer ben Mohamed Qaissi. Divers cadis du règne idrisside furent de grands savants malikites, alors qu’on n’enregistre pas d’écrits de jurisprudence chiite.
D’un autre côté, comment parler de chiisme aujourd’hui sans envisager le contexte politique de l’époque, l’évolution historique, les diversités de courants depuis le principal, duodécimain (ithna ‘achariya, croyant aux douze imams). Quant à la branche ismaélienne, elle sera adoptée plus tard par les tribus Ketama, fondateurs de l'empire fatimide depuis qu’est venu prêcher en Petite Kabylie à partir du Yémen, le missionnaire d'origine irakienne, Abou ‘Abd-Allah Ach-Chi'i, envoyé par l'imam Ismaël ben Ja`far as-Sâdiq.
En cas de chiisme des premiers idrissides, certains penchent pour la doctrine zaydite, proche de celle des Sunnites avec pour principale différence, le culte des imams. Partisans des cinq imams, les zaydites tiennent leur nom de Zayd qu’ils ont suivi en 740 plutôt que son frère et reconnaissent à tout descendant de Ali l’imamat s’il en a la capacité en s’éloignant de la conception duodécimaine emprunte de surnaturel et de miraculeux.
S’il est difficile d’avoir une réponse définitivement tranchée dans les textes, il reste cependant à explorer la précieuse piste de la numismatique.
Dans son «Corpus des dirhams idrīssites et contemporains», Daniel Eustache nous apprend concernant les formules à caractère dogmatique inscrites sur les pièces de monnaies, qu’il existe des «formules particulières aux Alides (on n’ose pas employer le mot Shiites qui aura plus tard une acception si particulière). On trouve ainsi au droit l’attestation de la wilaya de Ali. Cette formule se lit de bas en haut: «’Aliyyu walliyi Lllah et signifie «Ali est l’ami de Dieu»… c’est un des dogmes du chiisme».
D’un autre côté, poursuit Daniel Eustache, sur les dirhams des descendants de Aïssa fils d’Idriss II à partir de 233 de l’hégire figure, «une formule qui atteste de la précellence de Ali après le Prophète; Ali est le Meilleur des Hommes après le Prophète, en dépit de l’aversion des uns, et bien que les autres soient satisfaits», c’est-à-dire «quels que soient les avis». Cette formule est zaydite et plus précisément sulaymanite (une des subdivisions de la secte)».
On sait par ailleurs que la doctrine zaydite a été influencée par le rationalisme des mu’tazila, que des imams zaydites furent leurs disciples à tel point que certains les confondent. Comment ne pas penser alors à ces auteurs comme Al-Bakri ou Ibn Abi Zar’ qui donnent pour mu’atazilite, le grand chef des Awraba Ishaq ben Mohamed ben Abd-el-Hamid Awrabi! Quelques années plus tard, ce même homme qui avait rompu avec les califes de Bagdad et fait proclamer Idriss 1er Imam, suivi en cela par plusieurs tribus amazighes est assassiné par Idris II pour des raisons non détaillées par les chroniques. Et cela est un autre mystère…