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Lumière sur le genre. « Femmes entre sexe et genre » de Sylviane Agacinski

Par Tchekfou @Vivien_hoch

À propos de Sylviane Agacinski, Femmes entre sexe et genre, Le Seuil, 20129782021078237

Qu’est-ce qu’être une femme ? Peut-on reconnaître la différence des sexes sans sexisme ? Dans un essai incisif, Agacinski met la lumière sur la double question du corps et du genre.

Les passions partisanes et leurs implications personnelles rendent certaines discussions impossibles. Trop d’affects, trop d’engagements sont en jeu pour laisser la distance nécessaire à une réflexion en profondeur. Il faut souvent attendre que les émotions se taisent pour voir ce qu’elles empêchaient d’objectiver — et il est parfois bien tard —, alors on se remémore les clairvoyants que nul n’avait écoutés en leur temps et qui eussent évité bien des peines et des malheurs s’ils avaient été entendus dans la tourmente.

Agacinski est de ces clairvoyants. À l’heure où le débat s’enflamme autour du mariage et de la filiation gays, son essai pose les bases rationnelles de ce que sont sexes et genres. Il est à craindre qu’il ne soit pas reçu, ou dans longtemps, car un tel livre mérite de faire référence.

Femmes entre sexe et genre est assez court et accessible pour que mon propos soit plus une invitation à le lire qu’une analyse détaillée et commentée. Je me bornerai à relever quelques points saillants.
Agacinski, s’il fallait ne retenir de son travail qu’une vertu, sait démêler la confusion des termes : chaque concept est défini avec clarté et utilisé exclusivement dans son contexte de validité. Il n’y a chez elle nul glissement sémantique, nul abus de langage, nul paralogisme. Agacinski utilise avec brio et à-propos tant la philosophie analytique que la phénoménologie. Son essai est un modèle de rigueur, comme on en trouve rarement chez les penseurs français — il faut l’avouer. (Son troisième chapitre est un concentré d’épistémologie qui mérite à lui seul d’être lu et enseigné.)

L’enjeu ici est de distinguer ce qui relève des sexes (du corps comme organisme vivant), de la sexualité (des désirs et pratiques sexuels), des genres (des rôles sociaux, dont le nombre est illimité, contrairement aux sexes, qui ne sont que deux) et de l’identité (de la continuité et de la conscience du soi) — tout en montrant comment ces niveaux de réalité s’articulent entre eux et jusqu’où ils sont indépendants et malléables.

Le point crucial de cet exposé est l’attention prêtée à ce que « corps vivant » veut dire, car le sexe en est un organe. Un corps vivant est une organisation douée de propriétés, par opposition à un amas de cellules ; et l’une des propriétés les plus fortes de la vie est de se reproduire. Or, dans le cas de la reproduction sexuée, le pouvoir qu’a la vie de se communiquer n’est pas individuel : c’est un pouvoir partagé qui nécessite d’être deux, de sexes différents. La différence des sexes est relative à la génération, elle n’est pas essentielle aux personnes : sous tous les autres points de vue (comportementaux, sociaux, etc.), hommes et femmes sont égaux, ils sont indifféremment des êtres humains.

La distinction fonctionnelle entre femmes et hommes par rapport à la reproduction met en lumière les racines de la subordination des femmes dans presque toutes les sociétés : « En dehors de toute institution, les femmes, portant et mettant au monde les enfants, en auraient la possession naturelle » (p. 51-52). Le patriarcat permet de contrer cette appropriation de leur descendance par les mères ; par là, les hommes prennent le pouvoir sur le corps des femmes — leur ventre —, les plaçant ainsi dans une position hiérarchique inférieure. Le schème social de la supériorité masculine s’élabore à partir de la dissymétrie organique, mais sans en retirer aucune justification fondée.

La reconnaissance lucide de la complémentarité des sexes dans la puissance d’engendrer ouvre la voie au féminisme, comme refus d’une conception androcentrée de l’humanité — donc tronquée de moitié —, comme reconquête de son corps par la femme et de sa puissance génératrice, et comme volonté de redistribuer les rôles (les genres), au sein de la société, selon la justice.

A contrario, les théoriciens du genre et les promoteurs de la culture queer manquent leur but en croyant libérer les femmes par le déni de la réalité physiologique des sexes. Ce faisant, ils en viennent à confondre l’organe fonctionnel et sa copie formelle (une poitrine siliconée sur un corps d’homme ne sera jamais un sein capable de nourrir un enfant), et finalement le corps vivant et la matière inerte. La parodie — si souvent thématisée, revendiquée — reste un jeu de miroirs qui rend hommage à l’original, dont elle ne permet pas de se défaire.

Parce qu’elle prend au sérieux l’existence corporelle, le vécu concret, Agacinski s’intéresse longuement au désir d’engendrer. Il est la variante humaine de la vitalité biologique, par quoi tout vivant tend à se continuer. Or ce désir est une des dimensions du désir sexuel ; aussi les femmes doivent-elles se le réapproprier, mais en dehors du patriarcat. L’invite est audacieuse mais juste.

Ce livre dépasse le plaidoyer féministe pour se poser comme un travail de haute tenue sur les sexes et les genres. S’il faut y relever une faiblesse — et je n’en ai vu qu’une, marginale —, c’est la vision un peu simpliste des conceptions chrétiennes sur la question, qu’Agacinski cite sans les replacer dans leur dynamique historique. Quand la Genèse écrit, plusieurs siècles avant notre ère : « homme et femme il le créa », elle introduit dans le monde antique une révolution en affirmant l’égalité ontologique des sexes, révolution qui n’est pas encore assimilée partout aujourd’hui. Quand ensuite, au premier siècle, saint Paul écrit à son tour : « il n’y a plus ni homme ni femme », il donne un nouvel élan à cette révolution, en la portant sur le plan social, élan qui perdure et à partir duquel le féminisme a pu se construire à l’âge moderne. En fait, Agacinski se révèle assez proche d’une féministe catholique comme Edith Stein (disciple de Husserl, écartée de l’université pour ses origines juives, devenue carmélite après sa conversion, morte en déportation, béatifiée par Jean-Paul II), bien qu’elle ne la cite pas.

Pour conclure cette recension, je ne peux que rendre la parole à l’auteur pour inciter à la lire in extenso : « En tant que personne, nul n’est définissable a priori par son sexe ou son genre, et pas davantage par ses pratiques sexuelles » (p. 168).

Par Guillaume de Lacoste Lareymondie


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