Quand Patrick Rambaud pastiche Marguerite Duras…

Publié le 30 janvier 2013 par Savatier

Félicien Marceau considérait le pastiche comme la « forme supérieure de la critique littéraire. Il avait raison. Mais le pastiche, pour être réussi, ne peut se confondre avec une parodie superficielle ou grossière ; il faut donc au pasticheur acquérir une parfaite connaissance de l’œuvre et une grande maîtrise du style de l’auteur qu’il vise, faute de quoi sa démarche ne présentera guère d’intérêt. Voilà sans doute la raison pour laquelle seuls des critiques aguerris ou de grands écrivains se risquèrent avec succès à cet exercice. On se rappellera bien sûr Marcel Proust imitant le Journal des Goncourt, Paul Reboux et ses savoureux A la manière de… Mais on retiendra surtout Pascal Pia qui composa malicieusement le poème érotique A une courtisane, publié en 1925 sous le nom de Charles Baudelaire, précédé d’une préface érudite de… Pia lui-même, dans laquelle il évoquait la découverte d’un manuscrit que le grand poète avait prétendument écrit lors de son long séjour en Belgique. Le talent parodique du journaliste permit à cette savoureuse mystification de tromper bien des amateurs, qui crurent longtemps avoir affaire à un inédit de Baudelaire.

Avec Virginie Q (Chiflet, 132 pages, 14,50 €), Patrick Rambaud ne cherche à mystifier personne, mais il se livre à un remarquable pastiche de Marguerite Duras, rebaptisée « Marguerite Duraille » pour la circonstance. Publié pour la première fois en 1988 aux Editions Balland sous une couverture qui imitait celle des Editions de Minuit, ce texte hilarant ne fut pas du goût des durassolâtres, dénués d’humour et confits en dévotion devant l’œuvre de leur idole. Cependant, ils auraient dû apprécier cet hommage au vitriol, car on ne pastiche que les auteurs majeurs. Qui, aujourd’hui, voudrait perdre son temps à écrire une parodie de Bernard-Henri Lévy ? Par ailleurs, il faut souligner que, surtout depuis le succès planétaire de L’Amant, prix Goncourt 1984, la « Reine Margot », dont l’ego avait dépassé sa limite d’élasticité, n’hésitait pas, volontairement ou non, à se parodier elle-même. Duras « faisait du Duras ».

Le recueil réédité par Chiflet et Cie couvre quatre disciplines dans lesquelles s’est illustrée Marguerite Duras : le roman, avec Virginie Q dont on comprendra vite qu’il s’agit d’une parodie d’Emily L, publié en 1987. L’interview, avec un entretien réunissant Duraille et le boxeur Max Ramirez, qui rappelle celui, pathétique, de Duras et de Michel Platini, pour un numéro de Libération de décembre 1987. Le commentaire de faits divers (ici, l’affaire Villemin), avec une charge de l’article « Sublime, forcément sublime Christine V. » qui marqua les lecteurs du même quotidien en juillet 1985. Enfin, le théâtre, avec l’adaptation ubuesque pour la télévision de Roméo et Juliette.

L’exercice de style emporte la conviction du lecteur : sur la forme on y retrouve, habilement reconstitués l’appareil paratextuel cher à Duras (épigraphe, indication finale du lieu et de la date de rédaction) ainsi que ses caractères stylistiques récurrents (répétitions, emploi exagéré du « ça » et des pronoms personnels « il » et « elle », erreurs grammaticales fréquentes, abus du conditionnel, etc.) pour lesquels Patrick Rambaud, comme il convient dans une approche satirique, force le trait.

Sur le fond, le lecteur se délectera de l’utilisation de l’absurde, d’un procédé imitatif visant à tourner la cible en dérision, du travestissement comique et souvent féroce de ses thématiques classiques (angoisse, douleur, banalité, inaptitude à communiquer, etc.). Mais l’amateur attentif de Marguerite Duras trouvera un intérêt supplémentaire au texte parodique, puisqu’il sera en mesure de détecter les multiples sources durassiennes auxquelles l’auteur ne s’est pas privé de puiser. On établira ainsi des passerelles entre Virginie Q et, outre Emily L, Moderato Cantabile (1958), L’Homme assis dans le couloir (1980), voire Les Yeux bleus cheveux noirs (1986). Les durassolâtres, « agacés, forcément agacés » par cette réédition, rendront toutefois cette grâce à Patrick Rambaud de n’avoir pas poussé la cruauté jusqu’à s’inspirer de L’Empire français, essai pro colonialiste coécrit par Marguerite Donnadieu et Philippe Roques, publié chez Gallimard en 1940, dont ils ne font, curieusement, jamais mention…

On rit de la première à la dernière page de Virginie Q, dont certains passages s’apparentent à des morceaux de bravoure, tel celui-ci :

« Le corps du hareng, qu’on a tranché en plusieurs filets inégaux, dormait jusque là dans un ravier d’huile. Le hareng aussi, lui-même tordu, il se mord la queue avec une espèce d’angoissante sévérité. C’est que le filet, lui, il réagit comme le hareng tout entier et qu’il finit par le représenter dans son corps mutilé de poisson à l’huile trempé. Elle pense aux poissons mutilés et elle se met à pleurer.

Le Patron dit :

- Sont pas frais, mes harengs.

- Ils sont morts, les harengs.

Le Patron, il repart une autre fois, et elle, elle croit l’entendre murmurer des mots terribles, comme : Heureusement, ou : C’est heureux. Et à l’autre
bout de comptoir, le Patron il les regarde avec des yeux durs comme s’il redoutait de comprendre ce qu’il y a là à comprendre. Comme si lui-même il ne vivait pas ici. Mais pourquoi il ne vivrait pas ici ? Pourquoi qu’il irait ailleurs que là où il est, du moment qu’il a cru bon de s’installer à Colombin-sur-Meuse ?
 »

Patrick Rambaud a publié, en 1996, un autre pastiche tout aussi hilarant, Mururoa mon amour, juste complément de Virginie Q. Le lecteur se prend à espérer qu’il sera, lui aussi, réédité dans mes mois qui viennent.

Illustration : Carte de l'Hôtel de la Marine, à Quillebeuf-sur-Seine, où se déroule l'action d'Emily L (collection particulière, D.R.).