Septième aventure du héros récurrent de Philip Kerr, Bernhard Gunther, l'épisode suit « Une douce flamme » et "Hôtel Adlon". Nous retrouvons donc Bernie à Cuba en 1954, en pleine guerre froide. En partance pour Haïti, avec à son bord une belle fugitive, son bateau est arraisonné en pleine mer. Il est transféré à Gitmo – Guantanamo, déjà ! – où son passé le rattrape. Car, à maintenant 58 ans, le talentueux ex-commissaire de la Kripo de Berlin, transféré d’office dans la SS sur ordre de Heydrich, s’est maintes fois mis dans de sales draps. A présent, c’est la CIA qui veut l’utiliser, et d’abord lui faire raconter toute son histoire … Celle sur laquelle il ne s’était pas trop étendu jusqu’ici : son activité à Minsk, sa capture par les Soviétiques, son séjour au Goulag … son appartenance ou non au parti nazi, ou ses accointances avec des communistes.
Tout comme Iohann Moritz, le héros malheureux de Virgil Georghiu de La Vingt-cinquième heure, Bernhard Gunther passe de mains en mains, interrogé tour à tour par les Américains, les Russes, les Français du SDECE, les allemands de la STASI. On le manipule pour le faire identifier des criminels de guerre, des tortionnaires, des espions soviétiques. A cette occasion, raconte ses visites des horribles camps de concentration français du Vernet et de Gurs à l’été 1940, la vie de forçat au camp russe de Krasno-Armeesk, puis dans les mines de pechblende où on ne fait pas de vieux os.
La technique des allers et retours dans le temps et l’espace commence cependant à devenir difficile à suivre. L’histoire est foisonnante et parfois floue, les services secrets des différentes puissances particulièrement compliqués. On comprend que Bernhard Gunther, qui continue à donner du coup de poing lorsque sa vie est en danger, n’entend pas le moins du monde se laisser manipuler, et refuse de livrer des compatriotes, même s’ils sont de sinistres individus. Solidarité entre Berlinois ? Accès de lucidité ? Une réflexion philosophique sur la tendance à traiter les hommes selon une catégorie, une étiquette, un a priori et non selon ce qu’ils sont ou ont fait.
En tous cas, toujours le même style alerte et imagé, fondé sur une documentation historique irréprochable. Il va tout de même falloir à l’auteur beaucoup d’habileté pour gérer la fin de carrière de son héros. Je lui fais confiance.
Vert-de-gris, « Field Grey », roman de Philip Kerr traduit par Philippe Bonnet, aux éditions du Masque, 461 p. 22€