La chevauchée fantastique
Il est peu d’épisodes dans l’histoire des hommes aussi fascinants que l’épopée guerrière des cavaliers mongols, qui les conduisirent aux quatre coins du monde connu, à combattre sur des terrains aussi différents que les jungles de Java, les rivages du Japon, les confins orientaux de l’Europe ou encore les plaines de la Terre Sainte. Ce sont les développements à l’expansion Mongole vers l’Ouest, face aux puissances de l’Orient musulman, Khârezmiens au Sud ; et ceux de l’Occident chrétien, princes russes et chevaliers teutoniques au Nord, qui seront ici évoqués.
Probablement né en 1167, Temüjin, issu du clan Borjigin, est élu en 1206 grand Khan des Mongols, lors d’un « Quriltai », la haute assemblée réunissant les sages et les chefs. Celui qui prend alors le nom de Genghis, et qui deviendra le plus grand héros de son peuple, est désormais à la tête des tribus mongoles unifiées, qu’il lancera bientôt à l’assaut de la Grande Muraille de Chine et des immensités de la steppe eurasiatique, pour bâtir un empire plus vaste qu’aucun autre avant lui. L’émergence de ce nouveau pouvoir sur les hauts plateaux de l’Asie Centrale confrontera en quelques décennies une bonne partie des nations asiatiques, et plusieurs autres européennes, à ce nouvel et redoutable adversaire. Au cours des deux premières décennies du XIII° siècle, l’essentiel de l’effort offensif mongol porte sur la Chine septentrionale. Une première et remarquable campagne s’achève par la destruction de l’empire des Jin, parachevée par la prise de la capitale, Pékin, en 1215. Dans le même temps, des expéditions de ceux que l’on nomme également « Tatars », sont lancées vers l’Ouest, où les armées mongoles soumettent successivement l’état tampon chinois du Xixia en 1210, puis un autre puissant voisin : l’empire islamique montagneux du Kara-Khitai en 1218. S’étant ainsi rendu maître des abords du Moyen-Orient, Genghis-Khan s’apprête à se mesurer à un nouvel adversaire : le prospère Khârezm.
Officier mongol – Illustration d’Angus McBride
L’invasion du Khârezm : Genghis Khan aux portes de l’Europe
Tandis que les troupes mongoles se massent sur ses frontières Nord, le jeune empire du Khârezm, édifié sur les ruines de l’état turc Seldjoukide qui l’avait précédé, est à l’apogée de sa gloire. Il contrôle les riches cités placées sur la route de la soie, et s’étend sur la majeure partie des anciennes conquêtes orientales d’Alexandre le Grand, de la Perse à l’Ouest à la vallée de l’Indus à l’Est, soient pour l’essentiel l’Iran, l’Afghanistan et les républiques centre asiatiques actuels. Le Khârezm dispose alors également d’ingénieurs militaires qui comptent parmi les meilleurs de leur temps, et son souverain, Mohammed Shah, peut s’appuyer sur une armée nombreuse, bien équipée et disciplinée. Hélas, par crainte des rivalités internes entre ses différents capitaines, il commet une erreur lourde de conséquences : ses forces sont dispersées, placées en garnisons dans des villes disséminées sur un immense territoire. Ainsi, lorsque les hordes mongoles s’ébranlent en 1219, sous le prétexte de venger l’assassinat d’émissaires du Khan, exaction qui faisait elle-même suite au meurtre de marchands musulmans soupçonnés d’espionnage, elles se révèlent capables de concentrer leurs forces contre des places fortes trop faiblement défendues, qui tombent l’une après l’autre. La sauvagerie de l’assaut irrépressible des Tatars sème terreur et confusion dans les rangs Khârezmiens. Otrar et Boukhara sont submergées, puis Samarkand, capitale du royaume, est mise à sac en 1220. Urgench tombe à son tour à l’issue d’un long siège, scellant le sort de Mohammed, qui prend la fuite. Genghis Khan lance à ses trousses les armées de Sübodei Bahadur et Jebei Noyon, deux de ses plus illustres et fidèles capitaines. Leurs ordres sont aussi de pousser vers le Ponant, aussi loin qu’ils le pourront, et selon la chronique : « Jusqu’à la dernière mer de l’Ouest ». Mohammed Shah trouvera la mort sur les rives de la Mer Caspienne, sans doute atteint de pneumonie et en proie au désespoir.
C’est son fils, l’impopulaire Jalal-al-Din, qui lui succède. Il est cependant défait à son tour, à la tête des meilleures troupes de l’empire, sur l’Indus le 25 novembre 1221. L’héritier de Mohammed n’aura de cesse, jusqu’à son assassinat dix ans plus tard, de combattre les envahisseurs, suscitant le respect et l’admiration de Genghis lui-même. En dépit de la bravoure de Jalal-al-Din, les mongols, sous la conduite de Tolui, fils du grand Khan, s’emparent d’Herat et parachèvent la conquête du Khârezm. Ainsi, en 1222, alors que les cavaliers de la steppe viennent de semer le chaos dans le monde islamique, et tournent leur regard vers Bagdad, ils frappent dans le même temps aux portes de l’Europe en ravageant le royaume chrétien de Géorgie.
La première phase de l’expansion vers l’ouest - © web-mongol
La Russie face aux « cavaliers du diable »
Sübodei et Jebei, les deux « flèches »* décochées par Genghis Khan en direction de l’Ouest, franchissent en juin 1222 les cimes enneigées du Caucase. Au débouché des montagnes, leur armée dupe et disperse une coalition d’Alains et de Kiptchaks** qui entendait leur barrer le chemin. Les terres des vaincus sont, une fois encore, livrées au pillage. Les avant-gardes mongoles poussent leur avantage jusqu’en Crimée, avec la prise des riches comptoirs marchands génois et vénitiens. Devant cette redoutable menace, les principautés russes rivales acceptent la proposition d’alliance faite par les Kiptchaks, et unissent leurs forces avant de marcher au Sud. Après avoir traversé le Dniepr, la puissante armée alliée est écrasée sur les berges de la rivière Kalka le 31 mai 1223. Malgré la résistance désespérée du Grand Prince de Kiev, Mstislav Romanovich, les troupes russes sont taillées en pièces, la ville de Novgorod dévastée. La curée ne cesse que sur l’ordre, émanant de Genghis Khan en personne, adressé à toutes les armées mongoles de regagner leur terre natale. Tandis que les troupes Tatars se replient, les princes slaves croient le péril passer. Ils sont loin de se douter qu’ils n’ont connu qu’un avant-goût de l’effroyable fléau qui s’abattra bientôt sur leurs royaumes…
La mort de Genghis Khan et de son fils Jochi en 1227, au cours du voyage de retour vers la Mongolie, marque un bref répit des hostilités sur tous les fronts. Ogodei, le plus jeune fils du grand khan, accède au trône en 1235. Il ordonne une nouvelle invasion de l’Europe orientale, à laquelle seront affectées certaines des meilleures unités mongoles, constituées en deux armées : la première, aux ordres du vétéran Sübodei, se lance à l’assaut de la Russie du Nord en 1237. La seconde, placée sous le commandement de Batu, fils du fougueux Jochi, qui deviendra le premier souverain de la « Horde d’Or », le khanat mongol d’Ukraine, poursuit la campagne en 1239 en déferlant vers la Hongrie et la Pologne. Habitués aux frimas et à l’immensité de la steppe, les guerriers mongols sont indifférents aux déboires causer par le célèbre « général hiver », qui causera la perte d’autres envahisseurs européens, français puis allemands***, bien des siècles plus tard. Ils n’hésitent pas à entamer les opérations en plein mois de décembre. Après avoir soumis les rétifs Bulgares de Volga en 1229, les troupes mongoles ravagent successivement toutes les principautés russes, incapables d’unir à nouveau leurs armées après le désastre de la rivière Kalka, quelques quinze ans auparavant. Les grandes cités sont mises à sac. Après la trêve du printemps 1238, Sübodei et Batu s’attaquent au Grand duché de Vladimir-Souzdal, et s’emparent de Riazan, la capitale. La campagne du Nord prend fin avec la chute de Kiev en 1240. La « Horde d’Or » mongole, désormais maîtresse de la Russie, prépare l’offensive contre l’Europe centrale.
La bataille de la rivière Kalka – Illustration de Wayne Reynolds
Sur les marches de l’Occident
Lorsque les principaux états russes se soumirent à l’autorité mongole, ce qui restait de l’autrefois puissante nation alliée Kiptchak, émigra en Hongrie, sous la protection du roi Bela IV. Ce geste fit aussitôt du royaume hongrois un ennemi aux yeux de Batu, qui saisit ce prétexte pour lancer une nouvelle campagne vers l’Ouest. En 1241, ses armées s’élancent en direction de la Prusse et de la Bohême au Nord, tandis qu’une seconde force tourne les Carpates par l’Est. Les zones de pâture étant stratégiquement vitales pour une troupe presque intégralement montée, et accompagnée de dizaines de milliers d’animaux de bât, les prairies polonaises sont envahies par les hordes mongoles qui poussent jusqu’à la Vistule, brûlant au passage la ville de Lublin. La rivière gelée est franchie le 13 février, puis l’armée marche sur Cracovie, qui tombe sans coup férir. Poursuivant sa progression, Batu et ses capitaines se rapprochent bientôt de Breslau. La cité brûle déjà, incendiée par ses habitants qui ont trouvé refuge dans la citadelle. Dans le même temps, le chef mongol apprend qu’une puissante armée polonaise, commandée par Henri le Pieux, duc de Silésie, et renforcée de Chevaliers Teutoniques**** se masse aux abords de Leignitz, prête à affronter l’envahisseur asiatique au cours d’un combat décisif. Batu relève le défi, avant de se porter à sa rencontre.
Adoptant la tactique qui avait déjà démontré son efficacité maintes fois, les mongols feignent de se replier, afin d’attirer l’ennemi dans un piège. Protégés par un écran de fumée, les cavaliers Tatars résistent aux charges successives des chevaliers slaves et germaniques, puis lancent leur contre-attaque, qui anéantit les forces chrétiennes. Henri est rattrapé dans sa fuite, et tué à son tour à l’issue d’un épouvantable carnage. Au Sud, les hongrois sont également vaincus, et le roi Bela, défait à la bataille de la rivière Sajo, s’enfuit en Croatie. Après ces défaites, les royaumes d’Europe centrale n’ont plus guère de résistance à opposer aux troupes mongoles, qui dévastent la Moravie au Nord, et passent le Danube pour prendre Gran au Sud. En septembre 1242, un messager apprend à Batu la mort par empoisonnement du Khan Ogodei. Plutôt que d’hiverner en Hongrie avant une nouvelle campagne, les armées mongoles se retirent alors en Ukraine, où Batu établit sa capitale à Sarai, sur le cours supérieur de la Volga. L’ouragan mongol vient d’arrêter sa course irrépressible vers l’Ouest, définitivement.
La seconde phase de l’expansion vers l’ouest - © web-mongol
L’empreinte laissée par les mongols
Le récit de la prodigieuse épopée mongole en Europe orientale met en relief l’extraordinaire sens de l’adaptation des armées organisées par Genghis Khan, ainsi que leur remarquable capacité à apprendre de leurs nombreux et divers ennemis. Une tactique subtile, doublée d’une préparation logistique sans faille, d’un sang-froid hors du commun et d’une excellente connaissance de l’adversaire leur assurèrent presque toujours la victoire dans des circonstances qui seraient venues à bout de formations moins aguerries et disciplinées. Si force est de constater que les chroniqueurs du temps, terrifiés par la réputation d’invincibilité des mongols et leur caractère impitoyable, dressent un portrait apocalyptique de leurs vainqueurs, il convient pour autant de souligner la somme colossale de destruction engendrée par l’invasion Tatar, et le nombre incalculable de massacres perpétrés. Les thèses les plus pessimistes estiment que la moitié de la population russe périt sous la domination de la « Horde d’Or ». Durant les deux siècles que dura la suzeraineté mongole sur la majeure partie de la Russie, l’édification de bâtiments en pierre, et de manière plus générale, le progrès technologique, stagna de manière dramatique. Les effets de cette régression, tandis que dans la même période, l’Europe occidentale connaissait un essor économique et démographique considérable, se font peut-être encore sentir de nos jours. Le professeur Robert O’Neill, spécialiste des questions historiques et militaires et enseignant à l’université d’Oxford, voit dans l’odyssée des conquérants issus de la steppe, qui livrèrent bataille d’un bout à l’autre du monde connu, les prémices de ce qui s’apparente, toutes proportions gardées, à une sorte de guerre mondiale avant l’heure. En nomades ils vivaient et combattaient, à tout le moins ceux qui furent évoqués dans ces lignes, aussi leur héritage n’est-il qu’une subtile toile de fond en regard de l’empreinte laissée par bon nombre de leurs successeurs. Pourtant, les mongols surent jeter des ponts, certes dans la violence extrême, entre des civilisations qui ignoraient parfois tout les unes des autres. Ils contribuèrent également à forger le sentiment d’unité nationale et culturelle des peuples soumis face à un commun oppresseur.
Ujisato
Cavalier mongol face aux Chevaliers Teutoniques à Leignitz – Illustration d’Angus McBride
* Dans son roman «Le Loup bleu », Inoué Yasushi attribue à Genghis Khan cette formule plein de poésie.
** Les Alains et les Kiptchaks, ou Cumans, étaient deux peuples d’origine turque établis, pour le premier, sur les contreforts Nord du Caucase, le second entre la Volga et l’Oural.
*** Napoléon Bonaparte, au début du XIX° siècle, puis Adolf Hitler pendant la seconde guerre mondiale, eurent à subir les affres de l’éprouvant hiver russe, qui joua un rôle décisif dans l’échec de leurs tentatives d’invasion respectives.
**** L’ordre de Sainte-Marie des Teutoniques, ou Chevaliers Teutoniques, est un ordre de moines soldats formé en 1190, au cours de la III° croisade, par une dissidence au sein de l’Ordre de l’Hôpital qui permit l’émancipation des chevaliers de langue germanique. Par suite du déclin des principautés croisées en Terre Sainte, les Chevaliers Teutoniques firent porter leur effort sur l’Europe Orientale, face aux païens baltes.
Sources bibliographiques
- « Genghis Khan and the Mongol Conquests », Stephen Turnbull, Osprey Publishing
- « Kalka River 1223 », Viacheslav Shpakosky & Victor Korolkov, Osprey Publishing
- «Mongol Warrior 1200-1350
», Stephen Turnbull, Osprey Publishing
- «Les Empires nomades
», Gérard Chaliand, Perrin
- « Le Loup bleu
», Inoué Yasushi, éditions Philippe Picquier